samedi 10 août 2019

Le musée du quai Branly


Le musée côté quai

Une autre étape de mon séjour parisien, une autre nouveauté: le musée du quai Branly que je désirais voir depuis son ouverture, en 2006. Comme on sait, Jacques Chirac en fut l’ardent promoteur, lui que l’Europe ennuyait, que l’Asie fascinait comme Nicolas Bouvier.

Pendant cette semaine de canicule, j’échappais à la foule stupide venue s’agglutiner par milliers sur le Champ-de-Mars, devant le mur de verre qui entoure la tour Eiffel et désormais remplace nos frontières. Par bonheur, le musée reste semi-confidentiel; je n’aime rien tant que les petits musées de province vides. La grande vision de J. Chirac est restée celle d’un homme seul.

Le musée s’insère dans le quartier, sans y avoir tout chamboulé. Il n’y a pas de façade sur le quai à part un stupide mur végétal, limité, qui ne vieillira pas. La haine du mur continue de posséder les architectes. Ils en reviendront bien un jour. Jean Nouvel, encore lui, a conçu un musée-jardin, un musée qui certes ne se caractérise pas par un axe ou une façade mais comme une circulation, une déambulation, un tournoiement. On passe sous le bâtiment principal qui ondoie d’ouest en est, on fait le tour de piliers de diverses tailles pour mieux aller d’un côté du jardin à l’autre, on n’aperçoit du musée que des parallélépipèdes colorés sortis du mur en hauteur, mur de verre strié d’entretoises: couleurs ocres et terres en abondance. Là aussi, le mur en soi est détruit, nié, vilipendé. Le plafond de ce passage central est presque un objet d’art; la ligne claire le rebute. C’est plus une caisse volumineuse, une coque, une enveloppe décidée par les circonstances. Sa fonction doit être cachée.



Le passage, un restaurant et plus loin, la rue de l’Université


On monte doucement vers la librairie et l’entrée

On monte doucement en effet, après le passage, vers l’entrée, suivant une forme blanche arrondie croissante en horizontalité, peut-être là aussi une forme naturelle. L’entrée n’a rien de spectaculaire; reléguée dans un petit côté, elle permet de parcourir le bâtiment dans toute sa longueur ou presque.

L’aventure commence à l’intérieur! Bien que j’aperçoive plusieurs directions, une curieuse rampe attire mon attention, qui serpente depuis le sol jusqu’à un sommet indéfini: c’est là qu’il faut aller. Cette rampe sinueuse, animée par une projection continue et mouvante des différents noms de peuples représentés, m’entraîne lentement à l’intérieur; dès le départ, une sensation étrange quoiqu’agréable s’installe. Ce musée ne ressemble à aucun autre. Dans la pénombre, en hauteur changeante, on distingue diverses parties, des gens en bas, une réserve sous verre: a-t-on pris la mauvaise route? Je continue, attiré décidément par la longue sinuosité de cette immense tapis presque volant.

J’arrive enfin au niveau des collections, à peu près au milieu de celles-ci, me dis-je. La dernière partie de la rampe est la plus sombre: dans ces conditions, le visiteur européen, habitué à penser les choses plus ou moins abstraitement, se voit dépouillé de sa prérogative. Le musée est comme un être organique: on s’y déplace d’abord par les sens. Au sortir de la rampe, je suis à un carrefour; l’Afrique me semble être à gauche. Je distingue le passage vers l’Amérique. Mais c’est l’ancien musée des arts africains et océaniens que je voudrais découvrir avant tout; je ne l’ai pas connu.



Le plateau des collections, au sortir de la rampe

Alors je prends à droite où se dressent d’inquiétants ou de curieux totems. A cette époque, les plus grands étaient réunis à cet endroit. Pendant quelques minutes, je restais plongé dans un pur ébahissement, ne connaissant pratiquement rien à ces arts. On ne sait comment nommer ces choses qui sortent du cadre de nos habitudes; la sculpture est surtout présente bien qu’elle soit gravée, liée, peinte, ajourée, mélangée à des matières textiles. Les masques sont déroutants, envoûtants: ces grands yeux explosés... Ils n’ont pas d’expression. Ils englobent le monde alentour. Ils sont la Nature même, dans ses forces brutales, ce qui plaisait sans doute à l’européen cynique et désabusé J. Chirac. Partout l’homme est en contact avec la Nature. Il est animalisé ou même il est la Voix de la Nature.

"Art primitif, art tribal": ces expressions conviennent parfaitement à des populations qui non seulement ont régénéré l’art européen académique du début du XXe siècle mais n’ont pas eu la distance nécessaire pour conceptualiser les choses de la Nature; elles sont restées mentalement préhistoriques. Ce qu’on voit dans ces représentations humaines à foison, c’est que l’homme y reste flou, présent comme le requin ou le chien, présent à la Nature, comme un être parmi les autres, inconscient de son autonomie, innocent de son pouvoir prométhéen. Il est ce que dit Homère des guerriers troyens qui "vont, pareil à la bourrasque déchaînée par les vents farouches", bourrasque qui "vient s’abattre sur la terre, pour aller ensuite, dans un fracas prodigieux, se heurter au flot marin..." L’homme est le jouet de la Nature et des puissances divines; il tire toute sa force de tous les liens qui le rattachent à la terre, la mer, aux puissances occultes. Il n’en demande pas plus.



Art tribal: l’homme est partout présent mais comme décor, pas comme sujet


La figure humaine n’est jamais naturaliste

Yeux ronds énormes, yeux sombres perforés, nez aquilin ou plat, bouche fendue ou inexistante, visage anthropomorphe sans corps, la figure humaine n’est jamais naturaliste. Puisque l’homme ne se conçoit pas lui-même comme un être original dans la Nature, il ne saurait avoir une nature propre et se représenter dans son originalité, son individualité. Il est hors de l’histoire, dans une Nature éternellement présente; sujet de la Nature, il est aussi sujet du Temps. Il est amusant de constater l’attirance du néo-révolutionnaire en chambre J. Chirac, faux conservateur en France, pour ces cultures résolument conservatrices, qui ne connaissent que la pensée mythique, le retour éternel du même temps, qui ne conçoivent aucun progrès humain dans le Temps, aucune histoire individualisée, qui vivent sous la coupe d’une morale mythique et religieuse. Pusillanime en France, J. Chirac avouait ses vraies inclinations par le détour du banal ethnomasochisme blanc. N’y a t-il pas d’ailleurs chez les bobos fascinés par l’ailleurs et les cultures les plus primitives, un dégoût de la pensée rationnelle et scientifique, du progrès des techniques, un rejet du poids de l’histoire individualisée, de la conscience humaine? Autre temps, autres moeurs; les ancêtres idéologues de ces bobos fatigués appelaient au progrès technique, à l’émancipation humaine universelle, à l’instruction...

La plupart de ces objets sont de fabrication récente: XIXe ou XXe siècle. Seuls les Européens les ont considérés comme des oeuvres d’art; pour leur auteurs, ils n’étaient qu’une production artisanale réplicable à l’infini dans le temps, dans le temps qui justement n’a pas de sens dans la conscience. Le temps est le même aujourd’hui ou il y a dix mille ans pour eux. L’objet n’a, encore là, pas de fonction autonome; il ne signe pas la qualité de l’auteur ou l’originalité humaine. Il signe la voix de la tribu, le rapport aux morts, aux ancêtres, l’appropriation d’une force, l’atténuation du sort.

Je suis passé à l’Afrique, délaissant volontairement l’Asie et pour finir, je suis passé rapidement par la collection américaine. C’est encore une fois, le musée des arts africains et océaniens que je voulais visiter. Le musée reflète l’époque post-européenne, post-classique que nous vivons, promeut l’idéologie globaliste et relativiste sur fond d’ethnomasochisme européen et rejette carrément la distinction qui ne peut être rejetée entre préhistoire et histoire, entre l’inconscience mythique et la conscience douloureuse de l’individualité humaine. Or les cultures précolombiennes ont franchi ces étapes vers l’individuation, avant l’arrivée des Européens: en témoigne l’écriture apparue chez les Olmèques, avant notre ère, en témoigne le naturalisme de la figure humaine dans cette céramique mochica (lèvres épaisses, yeux cernés, nez épaté):



Vase-portrait mochica, Nord-Pérou, 100 av. - 600, coll. partic.

Comparons-la avec ce masque africain du début du XXe siècle, ramené de Côte-d’Ivoire, présenté au musée:




La différence saute aux yeux: l’artiste africain, bien qu’il exprime certains traits anthropomorphes et culturels propres à son peuple (narines écartées, bouche charnue, touffe de poils au menton, rangs de perles boursouflées dans la peau), ne veut pas représenter fidèlement la figure humaine. Il allonge le visage vers le bas, l’ouvre vers le haut, étire démesurément les paupières, réunit arbitrairement nez qu’il a pincé et sourcils. Profondément abstrait parce que lié à une mesure du temps qui n’est pas humaine, l’art africain ou l’art primitif en général devait ouvrir les voies de l’abstraction européenne, qui elle, par contre, s’est fourvoyée dans des limites de temps de plus en plus courtes, pratiquant l’accumulation et la confrontation, pas la continuité et la répétition.


P. Picasso, les demoiselles d Avignon, 1907, fait à Paris, cons. à New-York

Les Demoiselles d’Avignon par Picasso, ou l’instantané artistique d’un bordel, fut le manifeste, comme on dit, du cubisme, la traduction surtout, inspiré par les masques africains, de la décomposition ou déstructuration de la figuration académique telle que pratiquée depuis la Renaissance, figure proche de la nature à trois dimensions dans une perspective rationnelle que l’impressionnisme encore essayait de maintenir. Ici, la perspective droite n’importe plus, les plans sont mélangés, s’enchevêtrent ou s’entrechoquent, les lignes de fuite proviennent de l’intérieur du tableau et non plus du point de vue extérieur. A remarquer: ce n’est pas ce qu’essayait de faire l’artiste primitif qui ne considérait pas que la tradition pût être dépassée. L’asymétrie, la rudesse des formes et la pauvreté apparente du trait mettent à bas tout l’édifice renaissant et également, la place de l’homme européen, place harmonieuse et dominante dans un monde ordonné. 

Il y a des traits primitifs dans toutes les civilisations conservatrices par nature, qui n’imaginent pas dépasser la cause des ancêtres; la Chine par exemple. Mais celle-ci, comme d’autres en Asie était parvenue dès l’Antiquité à un degré de civilisation, de complexité sociale et technique sans commune mesure avec les peuplades africaines et océaniennes, dont certaines ne connaissaient encore au XIXe siècle qu’un mode rudimentaire d’agriculture et pas même l’écriture. (1)

Il est beaucoup plus logique et pertinent de rendre hommage à des cultures résolument préhistoriques et primitives, (2) disparues depuis mais vivant d’ailleurs encore dans le prestige de leur antique production artisanale que d’amalgamer ensemble des aires de civilisations à la fois préhistoriques et historiques, primitives et sophistiquées, sous prétexte de remords occidental. Ces cultures ne sont pas premières dans le temps (Lascaux ou la Grèce sont bien plus vieilles) et elles ne furent réellement distinctives que par leur durable caractère primitif, mythifié et abstrait.


(1) Il en va de même de certaines tribus purement préhistoriques de l’Amazonie profonde.
(2) Comme on le fait pour les Celtes en Europe, nomades portés à l’abstraction figurative.