dimanche 8 septembre 2019

Le musée Rodin (2)

Exubérance et spontanéité: je les ai retrouvées dans nombre de statues de Rodin: le buste de madame Cruchet, par exemple, présenté dès le début, en terre cuite (1878). Jeune et jolie, madame Cruchet se caractérise particulièrement par sa toilette: une veste à large rebords, serrée à la taille sur une chemise à froufrous, une écharpe nouant encore la taille. Le jeu virtuose des noeuds et plis de l'écharpe, des froufrous se retrouve à l'arrière, dans une coiffure sophistiquée. Elle ne porte pas d'autre ornement. Pour le dire comme Cioran: "les éléments qui individualisent ont la priorité".

Le portrait de Victor Hugo, à l'étage (bronze, 1883), a été effectué à partir de quelques esquisses, Hugo ne voulant pas poser. Rodin saisit la vieillesse dans la fatigue des traits, une certaine acuité du regard mêlée d'une absence, d'une indifférence. C'est deux ans avant sa mort.

L'introspection se poursuit avec un buste du polémiste Henri Rochefort, fondateur de La Lanterne et de La Marseillaise, député de Paris. Décidé en 1884, le buste fut repris, agrandi en 1898. L'expression de concentration, d'absence de toute marque d'intérêt au monde extérieur rappelle la douleur des bourgeois de Calais. Seul le visage intensément recueilli est travaillé par le détail; les cheveux naturellement rebelles du journaliste font écho au buste volontairement informe, comme traversé de stries sauvages. (1) Rochefort lui-même semble provoquer ces mouvements. En jouant du négligé et du fini, de l'apparent et de l'obscur, le sculpteur a intégré la matière dans un résultat pensé globalement à la manière d'ailleurs des préhistoriques qui, à Lascaux, par exemple, utilisaient une forme naturelle de la roche pour économiser un dessin.



Madame Cruchet, terre cuite (1878); 70cm de haut


Victor Hugo, portrait en bronze (1883); 48,5 cm de haut


Victor-Henri (de) Rochefort en plâtre (1884-98), 72,5 cm de haut


L'approfondissement synthétique de la sculpture amène, ici, par le biais d'une économie de moyens, à renforcer le caractère individuel du sujet. Rochefort n'exprime ni la jeunesse ou la vieillesse mais un caractère type, absolument réussi parce qu'absolument personnalisé.

**

Le jeune Cioran allait plus loin dans une analyse subtile et surprenante alors même qu'il n'avait à sa disposition que des images livresques. "Mais il y a également une autre forme du tragique... C'est le tragique de la vie qui ne peut se manifester, se déployer qu'en acceptant des limites." Il prend l'exemple de l'Illusion, soeur d'Icare, exposée au premier étage.

L'individualité n'est pas seulement une fatalité de la sculpture, c'en est une de la vie, tout simplement. L'Illusion se présente comme une figure nue plongeante, ailée dont seuls le nez et l'aile droite l'attachent au socle. On a alors l'impression d'une chute comme celle d'Icare, suivant son père mais lui désobéissant, volant de plus en plus haut jusqu'à ce que l'armature de cire de ses ailes fonde. La chute, si chute il y a, n'est pas tellement exprimée: la figure n'est pas crispée ou horrifiée, elle tombe d'un bloc. Ses membres ne sont pas précisément tendus, ses mains fermées ne trahissent pas l'inquiétude. Seule la position tournoyante du personnage évoque la fatalité, une déstabilisation. Cette fatalité, la figure s'y soumet complètement. Faut-il voir ici une figure qui cherche à "échapper à une insuffisance intérieure", traduisant le tragique humain, "qui doit accepter des formes pour être"?

L'éternelle Idole caractérise mieux le propos de Cioran, à mon sens. Autant l'Illusion que l'éternelle Idole proviennent d'ailleurs des travaux consacrés à la Porte de l'Enfer, exposée dans le jardin (années 1880). Le groupe de l'Idole monte du matériau brut, ce qui est l'inverse de la chute de l'Illusion. Un homme et une femme nus, encore pris dans la gangue se dressent l'un contre l'autre, l'homme servant en quelque sorte de marchepied à la femme, plus haut, plus formée, plus épanouie que lui. Elle a encore une jambe prise dans la gangue. Les mains de l'homme réunies dans son dos, collées encore au corps ou à la gangue, le poussent à l'avant. Il y a un mouvement en trois temps du chaos vers la forme. C'est une vision naïve du Paradis. Les deux formes humaines ne se séparent encore qu'imparfaitement. La femme épouse l'élan masculin vers la forme: sa cuisse droite est collée au torse masculin et la tête de l'homme trouve un appui en biais au-dessus du ventre de la femme; celle-ci, en position plus équilibrée, nécessairement penchée vers l'arrière, agrippe d'une main son pied droit.



L'Illusion, soeur d'Icare (marbre, 1896), 96 cm de long


L'éternelle Idole (v. 1890-93, plâtre), 73,2 cm de haut

L'éclosion de la forme est alors totalement exprimé. Le tragique de la forme limitée est décelable intuitivement. Il survient dans la forme qui surgit de son origine chaotique, plongée dans un délice érotique, inconscient de son destin. Le sculpteur leur a insufflé, comme à Icare, le désir de vivre le plus naïf. Le visage féminin exprime la douceur, les yeux fermés, la langueur. Ils sont encore heureux d'appartenir à la gangue. Dans leur lent éveil à la forme, ils n'ont pas encore conscience d'être séparés. (2) Icare en sombrant appartient déjà au chaos qu'il avait quitté; il a dépassé la conscience individuelle. Rodin ne raconte pas son histoire mais bien celle de la forme.


(1) Drôle de tête d'ailleurs... un front énorme et qui ressemblerait à un front d'hydrocéphale s'il n'était carré et aplati aux tempes: signe particulier des siffleurs, serpents et pamphlétaires... Sur cette tête-là, des cheveux drus, droits et noirs comme un bonnet à poil hérissé par l'électricité..." Le portait qu'en dresse Jules Vallès correspond fort bien au buste de Rodin. "A monsieur H. Rochefort, rédacteur en chef de la Lanterne", Le Figaro, 16 mai 1868.
(2) La douleur de la séparation d'avec le Tout, tout poétique, mystique, divin, inconscient, involontaire, douleur marquée par la conscience individuelle, constitue la trame essentielle de l'oeuvre d'Emile Cioran (1911-1995).

jeudi 5 septembre 2019

Le musée Rodin

Dernière étape de mon séjour estival parisien: le musée Rodin. Là encore, c’est une complète découverte. Qu’est-ce que j’ai découvert: un artiste et un hôtel. Rue de Varenne, près du boulevard des Invalides gît un de ces hôtels particuliers de l’ancien faubourg Saint-Germain qui sont à peu près tous devenus des adresses ministérielles. L’hôtel (de) Biron n’est pas le moins beau (Jean Aubert, 1727); il possède encore comme l’hôtel Matignon un jardin important. (1) A la veille de la Révolution, la rue de Varenne était une rangée d’hôtels particuliers; leurs jardins s’étendaient, pour certains jusqu’à l’actuelle rue de Babylone, ceux de l’hôtel Biron, par exemple. Le jardin, à l’hôtel Biron, débutait même dès le côté de l’édifice, contrairement à l’usage. Aujourd’hui le musée est compris dans le jardin, la cour d’honneur étant devenue une cour pavée entre deux roseraies.



L’hôtel Biron (1727), la façade d’honneur


La façade arrière sur jardins

Rien ne peut plus m’enchanter que cette architecture classique allégée de la période rococo ou baroque. Les refends soulignent les ressauts ou viennent seulement individualiser les ailes sur la façade arrière, qui prennent la forme de la pagode chinoise à la mode. (2) L’architecture est claire, lisible, aérienne. Les appartements se lisent à travers le mur. Chaque partie du bâtiment possède son toit; de grandes ouvertures l’une sur l’autre, sont toutes variées dans leur cintrage; leur espacement augmente vers les ailes. Le décor se compose principalement de clés d’arche, sous forme de masques, de consoles au balcon à l’arrière. Le tympan sculpté s’admire des jardins. La façade avant groupe, au corps central, trois baies cintrées superposées, surmontées par un fronton nu. Comme à Vaux-le-Vicomte, les espaces de réception étaient privilégiés, centralisés et naturellement s’ouvraient aux jardins.

Le musée commence dès le jardin avec par exemple, le Penseur, habilement placé au centre de la roseraie Ouest, au sortir de la billetterie, déjà entouré de touristes photomaniaques ce dimanche matin. J’ai bifurqué vers le côté Est où l’on trouvait aussi bien le Monument aux Bourgeois de Calais. C’est une copie en bronze aux dimensions exactes du groupe de Rodin, exécuté après sa mort (L.: 2,66m - H.: 2,19m). La fonte originale, terminée en 1889, se trouve encore sur la place de l’hôtel de ville, à Calais. (3) Les bourgeois emmenés par Eustache de Saint-Pierre, gouverneur de la ville, se rendent en groupe, en chemise et la corde au cou, remettre les clés de la cité assiégée au roi Edouard III qui, la chose faite, rentra de sa chevauchée militaire en Angleterre (1347). Les Français ont essuyé une cuisante défaite l’année d’avant à Crécy-en-Ponthieu (Philippe VI de Valois).


Le modèle en plâtre (1889), musée Rodin 

Les bourgeois ne forment un groupe que formellement. Ils sont devant le désarroi qui les possède, animés d’un effroi, d’un désespoir qui les isole chacun. J’ai naturellement du mal à appréhender la sculpture mais directement, je fus impressionné. Je me suis souvenu alors que ce que disait Cioran de la sculpture de Rodin dans un vieil article, était vrai: les personnages ne peuvent pas communiquer, ils sont tout entier tournés vers leur drame intérieur. "La sculpture garde une note d’impersonnalité... les éléments qui individualisent ont la priorité", écrivait-il (1932). "L’individualité est chez lui dépourvue de mystère", "Dans la vision de Rodin, l’individualité se manifeste par l’exubérance et la spontanéité", "La mort, telle une apparition transcendante, arrête et brise l’élan de la vie." Ce n’est donc pas un effroi de la mort survenant lors d’une lugubre méditation mais une impression ressentie brutalement, un arrêt extérieur qui change et trouble gravement ces personnages. Passons sur le fait que la ville était assiégée depuis fort longtemps; le jeune écrivain roumain voulait établir que "le fond n’est pas signifiant pour la sculpture", au contraire de la peinture, que "Rodin est celui dont l’art engage le moins notre fond originel, notre nature intime." Ce que je comprends: le sculpteur est obligé de traiter la limite des corps dans le temps et l’espace et ce faisant, de marquer l’individualité; il ne peut pas jouer au-delà. En sculpture, la vie et l’aura qui s’en dégage se résument à l’individualité des corps. Au-delà spatial, au-delà temporel et donc au-delà spirituel sont difficiles à obtenir. La lourdeur de la matière travaille contre l’élévation de la sculpture, en somme: en témoignent ces trop nombreuses figures allégoriques, risibles par leur excès de matière.



Profonde intériorisation des personnages, incapables de communiquer

Le musée a d’abord été la maison du sculpteur vers la fin de sa vie. Il louait plusieurs pièces du rez-de-chaussée avec d’autres artistes dont Matisse puis devint le seul occupant en 1911. Il y avait une collection d’antiques. Pour une première visite, je n’ai pas fait attention nécessairement à tous ces détails; encore une fois, j’étais avant tout charmé par l’élégance du lieu puis je me suis intéressé à certaines de ses sculptures plus qu’à d’autres.

Je fus ébloui, je me souviens, par la rotonde Est, par son décor architectural avant de m’attarder sur le saint Jean-Baptiste qui s’y trouve. Cette salle ovale, qui correspond à une aile puis la salle suivante sont les plus riches au rez-de-chaussée sur le plan du décor: lambris, glaces, stucs, dessus-de-portes peints, tout y est agréablement XVIIIe, ce style rocaille ou Louis XV merveilleusement traduit encore à l’hôtel de Soubise. (4)




Lambris et dessus-de-porte de la Rotonde Est


Saint Jean-Baptiste, bronze (modèle de 1880)

Le saint Jean-Baptiste de 2m03 révèle un corps svelte et vieilli, musclé, noueux comme un bâton de paysan. C’est un paysan italien que Rodin a pris pour modèle. L’allure entraînante, le doigt semblant suivre le cours de sa pensée ou de sa prophétie, les bras veinés, les muscles du cou tendus, la sculpture se résume à la ferveur énergique du saint. C’est tout à fait le contraire des bourgeois: Jean-Baptiste communique au monde entier sa ferveur messianique. Cioran alors ne pourrait pas dire qu’elle est provoquée par un événement extérieur, que Jean-Baptiste réagit à un arrêt du Destin et pourtant, l’individualité de Jean-Baptiste n’est-elle pas manifestée par "l’exubérance et la spontanéité"?

Peut-on voir pour autant un au-delà de cette sculpture? Le doigt courbé, à moitié levé, ne fait-il pas référence à Jean-Baptiste lui-même, à son animation intérieure, à son tumulte prophétique? La main gauche d’ailleurs désigne le sol, de façon plus ferme, façon de ramener la sculpture à ce qu’elle est: un travail sur la matière. (5) "Dans l’Homme au nez cassé ou dans saint Jean-Baptiste, le fond est très accessible..." dit simplement Cioran. Voyons. L’Homme au nez cassé se trouve dans la première salle de visite. Nous remontons le temps. Rodin est parti d’un portrait individuel qu’il a déformé. Il ne s’agit pas d’un boxeur mais d’un portefaix du quartier Saint-Marcel. Rodin lui creusa des sillons en forme de rides, lui cassa le nez, lui ajouta une barbe. Un fin bandeau sur les cheveux, la présentation en buste en fait quasiment une figure de philosophe à l’antique. In fine, le portrait reste un portrait et pourrait passer pour celui d’un boxeur récompensé. Rodin rejoint alors les fameux portraits antiques réalistes, hellénistiques ou romains.



L’homme au nez cassé, 44,5cm de haut, marbre de 1875, modèle de 1863

Même si Rodin, au début, voudrait idéaliser quelque peu son modèle, il ne fait que créer un autre personnage dont l’individualité se manifeste bien par la vitalité. Le nez tordu, épais, les sillons des joues, la barbe touffue, les mèches, l’oreille boursouflée donne une image apaisée sur la vie tourmentée d’un champion, d’un lutteur; autant dire que c’est le portrait de la vie qui s’est maintenue coûte que coûte, qui s’est battue. "La vie se manifeste dans sa plénitude..." Cioran veut dire: la vie immanente se manifeste... la vie comme un donné brut, indépassable parce que suffisant en soi. Il y a d’ailleurs une figure antique de boxeur en bronze, assis, le dos voûté, la tête tournée vers un ordre ou un résultat, la bouche ouverte, les oreilles en chou-fleur et le nez long cassé dont Rodin s’est peut-être inspiré...

A suivre...


Le lutteur du musée des Thermes (Rome), bronze hellénistique, 1m20 de haut, IIIe-IIe s. av. JC.


(1) L’hôtel Matignon, dans la même rue, possède le plus grand jardin particulier de Paris.(2) A l’hôtel Matignon, on trouve une pagode centrale à trois pans à l’avant, côté cour et à l’arrière, côté jardin (Jean Courtonne, 1724).(3) L'original réel est la maquette en plâtre du musée. De son vivant, Rodin (T 1917), a fait fondre trois fois le même groupe pour des commanditaires étrangers. Le groupe du musée Rodin date de 1926.
(4) Par Germain Boffrand, années 1730. Rue des Francs-bourgeois, Marais, musée de l’histoire de France.
(5) On retrouve la même attitude dans l’Ecole d’Athènes de Raphaël (Vatican, 1509-10), décomposée en Platon et Aristote. Mais Platon montre clairement le ciel des Idées, un au-delà tandis qu’Aristote lui oppose la réalité du sol qui se déploie avec faste dans la lunette. La peinture peut donc signifier des choses abstraites qui se comprennent sans être représentées.

samedi 10 août 2019

Le musée du quai Branly


Le musée côté quai

Une autre étape de mon séjour parisien, une autre nouveauté: le musée du quai Branly que je désirais voir depuis son ouverture, en 2006. Comme on sait, Jacques Chirac en fut l’ardent promoteur, lui que l’Europe ennuyait, que l’Asie fascinait comme Nicolas Bouvier.

Pendant cette semaine de canicule, j’échappais à la foule stupide venue s’agglutiner par milliers sur le Champ-de-Mars, devant le mur de verre qui entoure la tour Eiffel et désormais remplace nos frontières. Par bonheur, le musée reste semi-confidentiel; je n’aime rien tant que les petits musées de province vides. La grande vision de J. Chirac est restée celle d’un homme seul.

Le musée s’insère dans le quartier, sans y avoir tout chamboulé. Il n’y a pas de façade sur le quai à part un stupide mur végétal, limité, qui ne vieillira pas. La haine du mur continue de posséder les architectes. Ils en reviendront bien un jour. Jean Nouvel, encore lui, a conçu un musée-jardin, un musée qui certes ne se caractérise pas par un axe ou une façade mais comme une circulation, une déambulation, un tournoiement. On passe sous le bâtiment principal qui ondoie d’ouest en est, on fait le tour de piliers de diverses tailles pour mieux aller d’un côté du jardin à l’autre, on n’aperçoit du musée que des parallélépipèdes colorés sortis du mur en hauteur, mur de verre strié d’entretoises: couleurs ocres et terres en abondance. Là aussi, le mur en soi est détruit, nié, vilipendé. Le plafond de ce passage central est presque un objet d’art; la ligne claire le rebute. C’est plus une caisse volumineuse, une coque, une enveloppe décidée par les circonstances. Sa fonction doit être cachée.



Le passage, un restaurant et plus loin, la rue de l’Université


On monte doucement vers la librairie et l’entrée

On monte doucement en effet, après le passage, vers l’entrée, suivant une forme blanche arrondie croissante en horizontalité, peut-être là aussi une forme naturelle. L’entrée n’a rien de spectaculaire; reléguée dans un petit côté, elle permet de parcourir le bâtiment dans toute sa longueur ou presque.

L’aventure commence à l’intérieur! Bien que j’aperçoive plusieurs directions, une curieuse rampe attire mon attention, qui serpente depuis le sol jusqu’à un sommet indéfini: c’est là qu’il faut aller. Cette rampe sinueuse, animée par une projection continue et mouvante des différents noms de peuples représentés, m’entraîne lentement à l’intérieur; dès le départ, une sensation étrange quoiqu’agréable s’installe. Ce musée ne ressemble à aucun autre. Dans la pénombre, en hauteur changeante, on distingue diverses parties, des gens en bas, une réserve sous verre: a-t-on pris la mauvaise route? Je continue, attiré décidément par la longue sinuosité de cette immense tapis presque volant.

J’arrive enfin au niveau des collections, à peu près au milieu de celles-ci, me dis-je. La dernière partie de la rampe est la plus sombre: dans ces conditions, le visiteur européen, habitué à penser les choses plus ou moins abstraitement, se voit dépouillé de sa prérogative. Le musée est comme un être organique: on s’y déplace d’abord par les sens. Au sortir de la rampe, je suis à un carrefour; l’Afrique me semble être à gauche. Je distingue le passage vers l’Amérique. Mais c’est l’ancien musée des arts africains et océaniens que je voudrais découvrir avant tout; je ne l’ai pas connu.



Le plateau des collections, au sortir de la rampe

Alors je prends à droite où se dressent d’inquiétants ou de curieux totems. A cette époque, les plus grands étaient réunis à cet endroit. Pendant quelques minutes, je restais plongé dans un pur ébahissement, ne connaissant pratiquement rien à ces arts. On ne sait comment nommer ces choses qui sortent du cadre de nos habitudes; la sculpture est surtout présente bien qu’elle soit gravée, liée, peinte, ajourée, mélangée à des matières textiles. Les masques sont déroutants, envoûtants: ces grands yeux explosés... Ils n’ont pas d’expression. Ils englobent le monde alentour. Ils sont la Nature même, dans ses forces brutales, ce qui plaisait sans doute à l’européen cynique et désabusé J. Chirac. Partout l’homme est en contact avec la Nature. Il est animalisé ou même il est la Voix de la Nature.

"Art primitif, art tribal": ces expressions conviennent parfaitement à des populations qui non seulement ont régénéré l’art européen académique du début du XXe siècle mais n’ont pas eu la distance nécessaire pour conceptualiser les choses de la Nature; elles sont restées mentalement préhistoriques. Ce qu’on voit dans ces représentations humaines à foison, c’est que l’homme y reste flou, présent comme le requin ou le chien, présent à la Nature, comme un être parmi les autres, inconscient de son autonomie, innocent de son pouvoir prométhéen. Il est ce que dit Homère des guerriers troyens qui "vont, pareil à la bourrasque déchaînée par les vents farouches", bourrasque qui "vient s’abattre sur la terre, pour aller ensuite, dans un fracas prodigieux, se heurter au flot marin..." L’homme est le jouet de la Nature et des puissances divines; il tire toute sa force de tous les liens qui le rattachent à la terre, la mer, aux puissances occultes. Il n’en demande pas plus.



Art tribal: l’homme est partout présent mais comme décor, pas comme sujet


La figure humaine n’est jamais naturaliste

Yeux ronds énormes, yeux sombres perforés, nez aquilin ou plat, bouche fendue ou inexistante, visage anthropomorphe sans corps, la figure humaine n’est jamais naturaliste. Puisque l’homme ne se conçoit pas lui-même comme un être original dans la Nature, il ne saurait avoir une nature propre et se représenter dans son originalité, son individualité. Il est hors de l’histoire, dans une Nature éternellement présente; sujet de la Nature, il est aussi sujet du Temps. Il est amusant de constater l’attirance du néo-révolutionnaire en chambre J. Chirac, faux conservateur en France, pour ces cultures résolument conservatrices, qui ne connaissent que la pensée mythique, le retour éternel du même temps, qui ne conçoivent aucun progrès humain dans le Temps, aucune histoire individualisée, qui vivent sous la coupe d’une morale mythique et religieuse. Pusillanime en France, J. Chirac avouait ses vraies inclinations par le détour du banal ethnomasochisme blanc. N’y a t-il pas d’ailleurs chez les bobos fascinés par l’ailleurs et les cultures les plus primitives, un dégoût de la pensée rationnelle et scientifique, du progrès des techniques, un rejet du poids de l’histoire individualisée, de la conscience humaine? Autre temps, autres moeurs; les ancêtres idéologues de ces bobos fatigués appelaient au progrès technique, à l’émancipation humaine universelle, à l’instruction...

La plupart de ces objets sont de fabrication récente: XIXe ou XXe siècle. Seuls les Européens les ont considérés comme des oeuvres d’art; pour leur auteurs, ils n’étaient qu’une production artisanale réplicable à l’infini dans le temps, dans le temps qui justement n’a pas de sens dans la conscience. Le temps est le même aujourd’hui ou il y a dix mille ans pour eux. L’objet n’a, encore là, pas de fonction autonome; il ne signe pas la qualité de l’auteur ou l’originalité humaine. Il signe la voix de la tribu, le rapport aux morts, aux ancêtres, l’appropriation d’une force, l’atténuation du sort.

Je suis passé à l’Afrique, délaissant volontairement l’Asie et pour finir, je suis passé rapidement par la collection américaine. C’est encore une fois, le musée des arts africains et océaniens que je voulais visiter. Le musée reflète l’époque post-européenne, post-classique que nous vivons, promeut l’idéologie globaliste et relativiste sur fond d’ethnomasochisme européen et rejette carrément la distinction qui ne peut être rejetée entre préhistoire et histoire, entre l’inconscience mythique et la conscience douloureuse de l’individualité humaine. Or les cultures précolombiennes ont franchi ces étapes vers l’individuation, avant l’arrivée des Européens: en témoigne l’écriture apparue chez les Olmèques, avant notre ère, en témoigne le naturalisme de la figure humaine dans cette céramique mochica (lèvres épaisses, yeux cernés, nez épaté):



Vase-portrait mochica, Nord-Pérou, 100 av. - 600, coll. partic.

Comparons-la avec ce masque africain du début du XXe siècle, ramené de Côte-d’Ivoire, présenté au musée:




La différence saute aux yeux: l’artiste africain, bien qu’il exprime certains traits anthropomorphes et culturels propres à son peuple (narines écartées, bouche charnue, touffe de poils au menton, rangs de perles boursouflées dans la peau), ne veut pas représenter fidèlement la figure humaine. Il allonge le visage vers le bas, l’ouvre vers le haut, étire démesurément les paupières, réunit arbitrairement nez qu’il a pincé et sourcils. Profondément abstrait parce que lié à une mesure du temps qui n’est pas humaine, l’art africain ou l’art primitif en général devait ouvrir les voies de l’abstraction européenne, qui elle, par contre, s’est fourvoyée dans des limites de temps de plus en plus courtes, pratiquant l’accumulation et la confrontation, pas la continuité et la répétition.


P. Picasso, les demoiselles d Avignon, 1907, fait à Paris, cons. à New-York

Les Demoiselles d’Avignon par Picasso, ou l’instantané artistique d’un bordel, fut le manifeste, comme on dit, du cubisme, la traduction surtout, inspiré par les masques africains, de la décomposition ou déstructuration de la figuration académique telle que pratiquée depuis la Renaissance, figure proche de la nature à trois dimensions dans une perspective rationnelle que l’impressionnisme encore essayait de maintenir. Ici, la perspective droite n’importe plus, les plans sont mélangés, s’enchevêtrent ou s’entrechoquent, les lignes de fuite proviennent de l’intérieur du tableau et non plus du point de vue extérieur. A remarquer: ce n’est pas ce qu’essayait de faire l’artiste primitif qui ne considérait pas que la tradition pût être dépassée. L’asymétrie, la rudesse des formes et la pauvreté apparente du trait mettent à bas tout l’édifice renaissant et également, la place de l’homme européen, place harmonieuse et dominante dans un monde ordonné. 

Il y a des traits primitifs dans toutes les civilisations conservatrices par nature, qui n’imaginent pas dépasser la cause des ancêtres; la Chine par exemple. Mais celle-ci, comme d’autres en Asie était parvenue dès l’Antiquité à un degré de civilisation, de complexité sociale et technique sans commune mesure avec les peuplades africaines et océaniennes, dont certaines ne connaissaient encore au XIXe siècle qu’un mode rudimentaire d’agriculture et pas même l’écriture. (1)

Il est beaucoup plus logique et pertinent de rendre hommage à des cultures résolument préhistoriques et primitives, (2) disparues depuis mais vivant d’ailleurs encore dans le prestige de leur antique production artisanale que d’amalgamer ensemble des aires de civilisations à la fois préhistoriques et historiques, primitives et sophistiquées, sous prétexte de remords occidental. Ces cultures ne sont pas premières dans le temps (Lascaux ou la Grèce sont bien plus vieilles) et elles ne furent réellement distinctives que par leur durable caractère primitif, mythifié et abstrait.


(1) Il en va de même de certaines tribus purement préhistoriques de l’Amazonie profonde.
(2) Comme on le fait pour les Celtes en Europe, nomades portés à l’abstraction figurative.

jeudi 18 juillet 2019

La Conciergerie: une déception


Les tours de César et d’Argent sur le quai de l’Horloge (pers.)


La rue de Lutèce donnant sur le Palais de Justice (pers.)

J’ai redécouvert Paris ce mois-ci, pour quelques jours: Paris la crasse, Paris la pisse, Paris multiculturel et Paris mondialisé, Paris du tourisme de masse sur le Champ-de-Mars transformé en bunker mais aussi Paris magique, un certain Paris éternel qui survit. On a nettoyé pas mal de monuments, tels le dôme des Invalides ou la Conciergerie, du moins le quai de l’Horloge. Le quai est beau, avec ses tours médiévales, ses ailes néo-gothiques, aussi la rue de Lutèce si l’on ne tient pas compte de la file de clandestins qui tôt le matin va chercher des papiers à la Préfecture, la façade du Palais place Dauphine, plus longue qu’imposante pour la petite place. Voir le parvis de Notre-Dame bloqué, les squares côté rive gauche fermés et la cathédrale sans son toit et sa flèche fait mal. N’empêche, les ponts sont superbes dans la lumière matinale (surtout le pont Notre-Dame et le pont d’Arcole) comme le Tribunal de Commerce dont on n’a heureusement pas décidé le déménagement. L’Hôtel-Dieu, d’inspiration renaissance, serait un monument agréable à voir comme d’autres après un bon nettoyage. Depuis combien de temps renettoie t-on les bâtiments publics afin que la pollution se redépose dessus?

Je m’égare et reviens à la Conciergerie, que je n’avais jamais visitée. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Par le boulevard du Palais dont les platanes cachent toute façade, on entre directement dans la vaste salle basse du XIVe siècle. Je sais que les préposés aux billets comme les gardiens ne savent jamais rien; j’ai quand même demandé à la billettiste si la visite de la Grant’chambre était prévue. Elle m’a envoyée vers la documentation. J’aurais dit: Première chambre du TGI, le résultat eût été le même. En somme, je resterai au niveau du sous-sol. Ni la salle haute dite salle des Pas-perdus ni cette fameuse salle à l’étage qui accueillait les audiences du Roi en son parlement puis le Tribunal révolutionnaire ne sont visibles alors même que le personnel judiciaire est parti vers les Batignolles...

La salle basse ou salle des Gens d’armes servait à l’Hôtel du Roi, de réfectoire au personnel royal tandis que la Grand’salle, celle d’en haut accueillait banquets officiels et fastueux; puis ce gigantesque sous-sol fut cloisonné. On visite encore les cuisines royales (v. 1353), pièce carrée superbe à quatre travées entrecroisées, cantonnée de cheminées dont le linteau porte un étrésillon vers le pilier le plus proche. Tout y est harmonieux. Je n’ai pas fait attention aux traces de fenêtres ogivales sur tous les murs; cette pièce n’était pas enfouie comme aujourd’hui, exceptée les deux ouvertures du quai. Elle supportait également des cuisines supérieures, chacune étant destinée à la salle qu’elle desservait. Pour aller à la salle des Gardes, il faut monter quelques marches vers la rue de Paris, soit la travée la plus occidentale de la salle basse, surélevée au niveau de la salle des Gardes. Une librairie s’y trouve, dans le passage vers le couloir des Prisonniers. Les quatre baies ogivales donnaient autrefois sur la cour des Hommes, lieu de détention masculin, à l’ouest.

Du temps de Philippe le Bel lui-même, mort en 1314, on construisit à des niveaux différents, en témoigne cette salle gothique plus proche de la Seine qui logiquement devrait débuter la visite. Mais là encore, on ne voit ni la petite cour qui donne sur le quai ni ne monte t-on dans l’une des deux tours, voire les deux qui sont d’époque philippienne; pourquoi ne se promène t-on pas de la tour d’Argent à la tour Bonbec, qu’édifia moins haute saint-Louis? C’était en sens inverse l’itinéraire des prisonniers de la Terreur, en route pour leur condamnation dans l’ancienne Grand’chambre. Fouquier-Tinville puis le Directeur de la prison au XIXe siècle, avaient chacun leur bureau dans la tour de César. Le prince Louis-Napoléon, après sa tentative de coup d’Etat manquée, fut incarcéré dans cette même tour en 1840. Il y a de quoi imaginer, reconstituer, rechercher...

Mais on ne reconstitue plus, on n’imagine plus rien. Passé la rue de Paris et sa librairie où tout est cher, fatalement, on accède au couloir des Prisonniers, aux salles révolutionnaires, la partie la plus infime de la Conciergerie mais la plus intense. Les trois petites pièces du couloir, fermées par des cloisons de bois, reconstituaient arbitrairement mais avec un certain piquant différentes étapes de la vie du prisonnier type de cette époque: la (petite) salle du Greffe, tout de suite à droite, se trouvait en réalité au-delà du couloir, à gauche, puisque les prisonniers entraient et sortaient par la cour du Mai. On n’y voit plus que quelques bibelots sur une table ou accrochés au mur, un costume, un registre, une corbeille remplie de mèches de cheveux par exemple dans la salle de la Toilette, un fusil ou deux pendu au mur. Où sont passés les mannequins?

Je suis allé au bout du couloir direction la cour du Mai avant de monter à l’étage où un second couloir se superpose au premier. Ultime déception: outre l’aveuglante "salle des Noms" qui ne présente guère d’intérêt au visiteur en goguette, le couloir proprement dit aligne trois cellules qui autrefois représentaient les inégales conditions des détenus, des pailleux à l’aristocrate en bas de soie, un livre en main, mangeant à table: mais il n’y a plus rien, ni paille, ni mobilier ni miséreux ou aristocrate! La rue de Paris, du nom plaisant du bourreau, recevait également des pailleux.



L’Appel des dernières victimes de la Terreur, par Ch. Müller (1850)

Reste la singulière oppression de ces murs épais, des lanternes coniques aux murs peut-être (je les retrouve dans un guide), le culot d’une tourelle médiévale externe à la Grand’salle, curieusement visible à la fois dans une cellule et de l’autre côté, dans la salle où aboutit le couloir d’en bas, une antichambre au Préau des hommes transformée en halte audiovisuelle. L’émotion ou l’histoire vous saisit enfin, en entrant dans la chapelle des Girondins que j’ai atteinte directement depuis le second niveau. Ancien oratoire du Roi, planté à l’arrière de son logis, la chapelle avait été refaite après un grand incendie en 1776, comme Paris en a connu tant. Face à l’afflux des prisonniers, la chapelle devint prison en 1793: c’est là que les idiots de Girondins ont été enfermés avant leur raccourcissement, le 31 octobre. Ils ont alors partagé un banquet funèbre et fameux, comme de coutume en la circonstance, avec la dépouille d’un des leurs, prématurément suicidé. Quelques tableaux aux murs relatent cette geste pompeuse mais j’étais alors absorbé par la pensée de la Reine. Du moins, l’Appel des dernières victimes de la Terreur de Charles Muller (1850) possède l’ampleur du souffle historique requis, en ne négligeant pas les détails angoissants; le poète André Chénier, seul, sur sa chaise, au centre, flétrissant ses dernières notes, la horde des condamnés, gesticulante ou abattue, enfermée par de hauts murs sombres, illuminée de façon mystérieuse. Un drapeau français, déchiré au bord, flotte comme une menace. Cependant, ces murs ne sont pas ceux de la Conciergerie mais ceux de la prison... Saint-Lazare, disparue. (1)



La dernière communion de la Reine (1817) par Martin Drolling


L’ex-cellule reconstituée de Marie-Antoinette

On vient à la Conciergerie pour se rapprocher de Marie-Antoinette, la "voir", partager un peu de son destin tragique ou retrouver la ferveur participant de son quasi-culte. Je n’ai pas failli à la règle. L’abside de la chapelle constitue en quelque sorte la chapelle expiatoire de son crime, formé en coude. Constituée en 1815 à la demande du roi restauré Louis XVIII, c’est curieusement la pièce la plus authentique de la visite puisque tout y est d’époque, à l’exception du sol. Ici, les murs ne sont pas nus mais imprégnés de douleur, de désespoir et des dernières forces d’une reine bafouée. Le tableau de Martin Drolling (1817), La Communion de la Reine dans sa cellule de la Conciergerie, rend parfaitement compte de l’atmosphère mystique de la Restauration avec la présence probablement fantaisiste de deux gardes armés en prière comme la Reine; on y reconnaît les tomettes disposées en chevrons comme aujourd’hui, le sanctuaire ayant été disposé en partie sur le dernier cachot de la Reine. (2)

Bien qu’oppressante elle aussi et hérissée de herses, la cour des Femmes, qui constituait la promenade ordinaire des prisonnières, soulage après une telle immersion. On y voit une fontaine en demi-cercle où celles-ci lavaient leur linge puis une table ronde de pierre sur laquelle elles mangeaient, par beau temps. La petite cour triangulaire des Douze, derrière une grille rappelle les massacres de Septembre (1792) ou les charretées de douze, prêtes à être envoyées à l’échafaud.

Naïvement, je m’attendais à voir une guillotine complète mais dans la dernière salle visitée, je n’ai vu qu’un morceau costaud de porte avec verrous, différentes clés maousses et je ne sais quoi d’autre. (3) Je ne savais pas alors que j’étais dans la soi-disant cellule reconstituée de Marie-Antoinette, elle aussi vidée sans raison... (4)

(1) La Conciergerie possède normalement une réplique du tableau conservé à Vizille.
(2) L’autre partie correspond à l’ex-cellule reconstituée de Marie-Antoinette et comprenait aussi bien ce cachot qu’une infirmerie, pense t-on où Robespierre aurait été déposé avant de partir en charrette.
(3) La dernière guillotine ne se visite pas à la prison de Fresnes. On peut cependant voir des "bois de justice" à Marseille.
(4) Ces reconstitutions dataient de 1989.

dimanche 31 mars 2019

Le nouvel Art Nouveau

Quantité d’illustrations d’un nouvel Art nouveau sont apparues ces dernières années, du moins en architecture: les plus récentes sont le Musée national du Quatar par Jean Nouvel qui s’inspire de la rose des sables et la Ruche ou le Vaisseau (Vessel) du designeur britannique Th. Heatherwick à New-York, dans un ensemble rénové, qui lui, s’inspire de la structure interne des ruches, faites d’alvéoles hexagonales.

Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est l’imbrication de la déconstruction architecturale, pratiquée et prisée depuis quelques décennies dans un sens post-moderniste, comme on dit, (1) avec l’éclosion depuis quelques années d’un style fondé sur la copie de la Nature: on a là, selon moi, une porte de sortie fatale car l’architecture post-moderne, qui est plus une philosophie qu’un style, n’a plus rien à dire. Déconstruire les bâtiments, rejeter la structure dans sa continuité, c’est bien beau mais ça ne mène à rien sinon au musée de Bilbao ou au Walt Disney Concert hall de Los Angeles (Frank Gehry). L’étape suivante ne peut être qu’une réévaluation et un redéploiement de la structure. Jean Nouvel, 73 ans, par exemple illustre à merveille mon propos, lui qui a livré ce mois-ci à la fois un immeuble d’habitation déconstruit à Lyon et le nouveau musée national du Quatar, inspiré d’une forme naturelle désertique.





La tour Ycone à Lyon

P. Mondrian (1920)


Dans le Deuxième arrondissement de Lyon, au sud de la presqu’île qui longtemps avait servi de gare de triage, de marché de gros et de berge à l’autoroute A7 et, qui à présent est gentrifié par le passage d’un tramway ou l’installation de l’hôtel de Région, (2) la tour Ycone est une tour d’habitat qui donne la curieuse impression de se volatiliser. Jean Nouvel utilise encore le vocabulaire de la déconstruction mais il n’a plus les moyens, la fantaisie ou l’envie, donc il n’invente rien. Son building est en fait faussé par un revêtement compliqué , une sorte de grille d’aluminium ponctuée de panneaux et de vitres, où joue la couleur et cette grille s’ouvre à partir des derniers étages. L’impression est complète avec deux grilles supplémentaires d’inégale surface, affrontées, sur le toit: on dirait alors que l’immeuble vibre naturellement et commence à s’ouvrir par le toit. Architecturalement, c’est une tour dont les murs sont cachés; plastiquement, c’est proche de Mondrian. Théoriquement, Jean Nouvel ne sait pas trop quoi faire d’autre avec sa tour déconstruite que d’imiter la Nature, soit l’éclosion d’une plante ou d’une fleur.

                                                                             


Inauguration le 27 mars

Le même architecte assume le passage au naturalisme à Doha, capitale du fameux Quatar, devenu (petit) pays des rêves et du capitalisme sauce arabique. Le gigantisme est à l’oeuvre pour cet architecte consacré aussi connu que Frank Gehry ou Ieoh Ming Pei. Toute la région attire les créateurs et entrepreneurs occidentaux. (3) Face au front de mer, le golfe Persique, le bâtiment s’étend sur 350 mètres du sud au nord autour d’un monument historique qui termine la Vieille ville (médina) à l’Est, un ancien palais cheikhien qui, de fait, est intégré à la visite. Une autoroute urbaine cerne le site puis un "lagon" avec jets d’eau, du français JM. Othoniel. L’ensemble du site est conçu comme un jardin par un autre français, Michel Desvigne, le bien-nommé.

La Rose des Sables (qui ne se mange pas) est elle-même décomposée; elle aurait reçu un sérieux coup et ses pétales pétrifiées se seraient dispersées. Ou alors est-elle enfoncée en partie dans un sable de béton imaginaire. Ce sont ces pétales qui forment le bâtiment proprement dit, en forme de disques de béton fixé sur ossature d’acier s’entrecoupant dans le désordre (115 000 m2 de béton). "C’est une volonté de créer des contrastes, des surprises", à l’extérieur comme à l’intérieur, comme dit Nouvel. "Vous pouvez passer ainsi d’une salle assez haute barrée par un disque en biais, à une autre avec une intersection beaucoup plus basse. Cela crée quelque chose de dynamique, une tension." (4) La déconstruction est achevée, jusque dans la structure mais elle n’a plus d’objet. "La dynamique, la tension" ne sont pas créatrices d’un ordre artistique inédit comme avec Mondrian mais sont soumises désormais à un nouveau naturalisme. La Rose des Sables commande tout.




J. Nouvel va jusqu’à donner une texture naturaliste à ses disques parcourus de nervures quoique la rose des sables ne présente pas ces nervures mais des lignes de déclinaison minérale et une patine rugueuse et constellée d’éclats. (5) N’empêche, de loin, l’impression minérale se renforce. Les antres que provoquent la coupure de ces disques deviennent des vitres, elles-mêmes animées de nervures. La couleur du béton, elle, est celle du sable.

Difficile du reste de se faire une idée de l’intérieur, par manque de photos adéquates. Mais les Quataris sont ravis!



Structure croissante et reflets cuivrés 


Le complexe organique du Poumon géant


Vue verticale: le haut semble alors plus étroit que le bas


Enfin, un dernier projet, à New-York, récemment dévoilé aussi, montre parmi d’autres la voie retrouvée du naturalisme. C’est tout un quartier dans ce que les new-yorkais appellent Midtown, à peu près au centre-ouest de Manhattan, sur les bords de l’Hudson; ce quartier est le plus grand projet immobilier jamais réalisé aux Etats-Unis, composé de gratte-ciels pour ne pas changer et surtout d’une structure originale de quinze étages seulement, située aux abords de la Onzième avenue et temporairement appelée le Vaisseau.

Cette construction est franchement déroutante. En fait de Vaisseau, on dirait plutôt un Poumon géant, un genre de structure organique constituée d’une armature régulière dont le rayon augmente à la verticale (46 mètres au sommet). C’est à l’intérieur en vérité que la forme d’alvéoles apparaît de même que la vue verticale laisse poindre le haut des gratte-ciels environnants. Curieusement, d’ailleurs, cette vue par le bas annule l’effet de croissance oblique de l’édifice.
Toute la structure est composée d’escaliers, c’est même son unique fonction; escaliers joints par des seuils formant les côtés horizontaux des alvéoles. C’est donc une pure fantaisie naturaliste. (6) On peut également monter rapidement par ascenseur, la vue en mouvement à travers les alvéoles étant probablement la plus excitante. Tout en haut, on évolue donc d’escalier à seuil même si la petitesse du bâtiment n’offre pas des vues aussi larges que le sommet des gratte-ciels. Celui de l’Empire State building avec sa flèche apparaît à l’est. Il n’y a que l’Hudson, vaste étendue morne qui apparaisse clairement à l’ouest ainsi que le triage immense de la gare de Pennsylvanie. Mais dans une phase ultérieure, si ce côté ouest est bouché par de nouveaux buildings, l’intérêt du Vaisseau serait moindre.

Enfin, le soir peut-être, les reflets du soleil couchant (sur l’Hudson) donnent à la ligne métallique cuivrée de cette oeuvre fantasque, la couleur du miel. Sorte de non-architecture ou de pur essai, ce serait comme un "meuble" reconnaît un des concepteurs, qui n’a pas encore trouvé sa fonction. La meilleure vue selon lui serait purement interne; mais ce petit jeu me semble limité...


(1) Exemple lointain: le centre Beaubourg par R. Piano et R. Rogers (1977) qui repose sur l’externalisation des conduites techniques, aussi des voies d’accès verticales; le mur, la structure portante est ainsi caché, nié, décomposé.
(2) Région double comme on sait: Auvergne et Rhône-Alpes. Mais l’Auvergne redeviendra autonome, foi de bougnat!
(3) Ieoh Ming Pei est l’auteur du Musée d’art islamique dans la même ville, à quelques encablures de là et Jean Nouvel a déjà réalisé l’année dernière le Louvre-Abou Dhabi dans l’Etat concurrent des Emirats, plus au sud du golfe.
(4) Connaissance des Arts, avril 2019.
(5) Le Moniteur avance le chiffre incroyable de 539 disques. N’y a t-il pas une erreur?
(6) A 150 millions de dollars.