dimanche 12 décembre 2021

Un film sur Gustave Eiffel


Mon bonheur serait complet si Eric Zemmour gagnait la prochaine présidentielle. En attendant, je suis allé voir le film de Martin Bourboulon consacré à Gustave Eiffel, le fameux ingénieur français (né à Dijon en 1832, mort à Paris en 1923), auteur du viaduc du Garabit (Cantal), de la statue de la Liberté de Nouyork (1) avec Bartholdi et, bien sûr, de la tour immortelle de 300 mètres qui ne devait servir à rien d'autre qu'à augmenter l'attractivité et le prestige de la capitale à l'occasion du centenaire de 1789. 

Tout ça est représenté dans le film: la partie politique (Philippe Hérisson joue le ministre Lockroy de l'Industrie et du Commerce) avec en arrière-plan, le désir de revanche depuis Sedan, la réputation de l'ingénieur (le film commence avec l'achèvement en 1886 de la statue de la Liberté), le désir de surpasser l'obélisque de Washington (de 169 m.) et donc d'égaler la nouvelle nation industrielle américaine, les problèmes techniques du moment... L'Exposition universelle de 1889, décidée par Jules Ferry, devait être la vitrine du savoir-faire français; la tour, en métal, fut ébauchée dès 1884 par des collaborateurs d'Eiffel.

C'était l'époque lointaine où la République triomphante s'enorgueillissait d'industrie; le film sort à une autre époque dans laquelle l'industrie française a été ravagée par "l'élite de la gauche française... (qui) avaient pour nom Lamy, Camdessus, Peyrelevade, Lagayette... (et qui) avaient une approche religieuse du libre-échange", sensé "apporter la richesse et le bonheur aux déshérités, sans oublier la paix." "Ils estimeront que les millions d'esclaves dans les pays pauvres et le développement massif du chômage et de la précarité dans les pays riches n'en étaient que des effets collatéraux, inévitables et négligeables." (2) Le film sort donc à contresens ou même vient annoncer une reprise en main de type populiste des Etats-nations européens désindustrialisés.

Cet effet-là est grand, est joyeux, comme dirait Nietzsche: j'ai vu, sur grand écran, ce qu'on ne voit jamais dans les milliers de films bobos subventionnés: le génie de l'industrie française centré sur un homme au profil ô combien paternaliste et autoritaire, le monde ouvrier en action (3), l'interaction même des deux lorsqu'Eiffel promet qu'il n'y aurait pas de mort sur le chantier ou reprend en main un début de grève: on est là très loin des théories marxistes et marxisantes de l'opposition irréductible des classes et de la mythologie pseudo-ouvriériste diffusée par la bourgeoisie militante. Le bourgeois Eiffel était au contact quotidien de ses ouvriers et comme le note admirablement d'ailleurs P. Gaxotte: "Au milieu du XIXe siècle, les concentrations prolétariennes, avec leurs uniformités collectives, sont encore limitées aux régions minières et aux centres textiles du Nord et du Haut-Rhin. Dans son immense majorité, l'ouvrier français reste un compagnon, un artisan ou un travailleur en chambre... Il existait aussi un très grand nombre d'associations de secours mutuels qui groupaient, dans diverses villes, les orfèvres, les mécaniciens, les boulangers, les gantiers, les tisseurs, les ouvriers du bâtiment... Les nouveaux ouvriers n'arrivent pas dans les villes ni assez vite, ni en assez grand nombre à la fois pour faire tout de suite masse et s'enfermer sans appel dans la lourde compagnie de leurs semblables. S'ils forment une classe, c'est une classe ouverte, aérée, d'où l'on sort. Ils ont des relations personnelles d'amitié ou de bon voisinage avec les artisans et avec les petits bourgeois qui déteignent sur eux." (4) 

Horreur pour les rebellocrates multiculturels ou les critiques demi-professionnels du cinéma pullulant sur Allo-ciné: non seulement voilà-t'y qu'un film français glorifie un ingénieur français et sa tour métallique, glorifie l'industrie française mais en plus, le monde ouvrier y est représenté comme coopérant à l'édification de cette tour, coopérant avec fierté à la gloire technique française! C'en est trop! Sans trop de surprise, toute la presse lue par les "employés de bureau hermaphrodites" (5) et les hommes-soja bouffeurs de tofu, n'aima pas le film: Télérama, Marianne, les Inrockuptibles, les Cahiers du Cinéma, le Nouvel Observateur, le Monde, le Figaro... Les criticologues-nés et leur prose sensément alléchante sur Allo-ciné s'obnubilèrent d'une peccadille: le film était raté parce qu'on parlait trop de cette romance sur le retour entre l'ingénieur et un amour bordelais de jeunesse.

"Malheureusement nos attentes s'effondrent lorsqu'on se rend compte que "Eiffel" se concentre essentiellement sur la relation de l'ingénieur avec Adrienne Bourgès..." - "Une romance sur un vague fond de construction de la Tour Eiffel quand il eut fallu que ce fût l'inverse..." - "Eiffel" nous promettait de nous raconter la construction de la Tour..." - "Cependant, on regrette de n'avoir pas plus appris sur  l'ouvrage..."

Mais bande de nazes, jamais le cinéma bobo subventionné ne parle d'industrie, de France qui gagne, d'ingénieur français ou d'ouvriers fiers de leur travail! Jamais! Dans quel film auriez-vous déjà vu les deux scènes suivantes, purement techniques: celle de la stabilisation des piles de la tour en sous-sol par l'effet de la pression de l'air chassant l'eau du fleuve et celle de la rencontre millimétrée de ces piles au niveau du premier étage, toujours par un système de forces et contre-forces, utilisant le sable et l'air comprimé? Et puis, si vous n'êtes pas content, il y a sûrement un documentaire passionnant rempli d'images d'époque sur Youtoube!

Bien sûr, le film présente des défauts ou plutôt un défaut de taille: la fin de non-recevoir brutale des Bourgès à Gustave au mariage qu'il voyait déjà noué avec la bordelaise éprise au prétexte que chez les Bourgès, on ne fréquente pas de "type". Mais les deux familles sont des bourgeois affairés représentant typiquement le siècle et Bourgès fournit le bois dont Gustave a besoin pour sa passerelle sur la Garonne; Eiffel est dès cette époque reconnu comme un excellent et inventif ingénieur. Cet arrêt soudain de leur alliance n'a aucune explication sérieuse.

Peut-être le film eût-il dû insister sur la sottise et l'étroitesse d'esprit de ces artistes, écrivains et journalistes opposés à l'édification de la tour; on retrouve ces idiots pérorant à toutes les époques.

Le film est encore intéressant et même rare par l'évocation en filigrane de la vilenie de la presse, qui se retourne facilement contre le projet d'Eiffel ou encore du soutien de l'Etat (6) dans un pays qui n'aime pas l'industrie (excepté l'automobile), comme le dit Zemmour, là aussi: "ils ont associé l'usine à un monde de souffrance, d'exploitation, de saleté et de bruit; l'usine, pour les Français, c'est Germinal." (2)

Les acteurs sont très bien, Romain Duris est exceptionnel.


(1) ou de la Nouvelle-York pour faire puriste.

(2) E. Zemmourle Suicide français (2014)

(3) qui n'est jamais que théorique chez les gens de gauche.

(4) P. GaxotteHistoire des Français, 1957

(5) A. Soral

(6) Le soutien de l'Etat fut cependant plus politique que financier, Eiffel prenant à ses frais la majeure partie des travaux. Ultime trahison du cinéma français qui rend hommage à un capitaine d'industrie entreprenant, travailleur, pas marxiste pour un sou et responsable.

Plusieurs plans du film montrent, au-delà de la tour en construction,  l'extravagant et magnifique palais du Trocadéro sur la colline de Chaillot, une sorte de gare aux relents d'embarcadère avec une façade concave à double portique antique côté Seine. Inauguré pour l'Exposition universelle de 1878, il ne devait pas rester, comme la tour mais resta jusqu'en 1935.

dimanche 14 mars 2021

Qui est névrosé? (3)

 


3) les qualités de M. Onfray

 Je pourrais ainsi poursuivre joyeusement et appesantir ma critique, répondant moi-même à l'élan vital qui consiste à bousculer les vieux sous prétexte qu'on est (plus) jeune, mais laissant deviner éventuellement au regard perçant ma nudité, l'anonymat dans lequel je végète, l'envie, la jalousie qui m'anime, ma biographie en quelque sorte. 

 Or, je terminerai cette longue diatribe par un éloge. D'abord, on n'est pas un "imposteur" parce qu'on gagne de l'argent, qu'on a du succès ou qu'on fait partie du "système". Ce complotisme morose et stupide, trop répandu est une "passion triste" ou constante de notre société anciennement catholique dont il reste l'égalitarisme le plus obtus, le masque d'une jalousie sauvage prétexte à toutes les paresses, tous les schématismes. M. Onfray participe légitimement à la vie intellectuelle de la Cité et quoi qu'on en dise, il est un auteur important de l'époque et peut-être même un écrivain. J'ai décelé une inflexion en effet de Cosmos à Décadence, une prose plus sûre, plus riante, une utilisation plus heureuse et enracinée de la langue française, avec quelques accrocs faits au parler du temps. (1) De fait, j'ai lu avec plaisir ces deux livres interminables. M. Onfray a donc quelque chose à dire; ça n'est pas simplement un prosateur ou un dialecticien.

 M. Onfray se place, je suppose, entre la gauche ambiante d'où il vient et le conservatisme plus philosophique que moral, témoin de son évolution. "l'immanence d'un moralisme politiquement correct" lui colle encore à la peau bien qu'il le combatte quasi systématiquement dans les médias. Plus profondément, sa négativité fait merveille lorsqu'il s'en prend au marxisme par exemple, le soubassement intellectuel de toute la gauche moralisante et télévisuelle, ou aux idoles modernes, qui initièrent la gauche ethnomasochiste, anti-nationale, écolo radicale et islamophile d'aujourd'hui: Lacan, Barthes, Deleuze, Foucault, Derrida sont pour lui, les nouveaux scolastiques obscurs, des prestidigitateurs à la manière de Freud qui mettent un écran entre le monde et la pensée afin d'asseoir leur suffisance. (2) "La structure est aussi mystérieuse que Dieu dont elle prend la place dans la philosophie française..." Pour cela, Onfray est haï, parce qu'il dévoile l'incompétence de gourous, chahute "l'intelligentsia parisienne pour laquelle nommer ce qui est ou risque de venir, c'est être responsable du réel et de ce qui advient." E. Zemmour en sait quelque chose!

 La cohérence de M. Onfray se bâtit en effet sur ce rejet du réel, cette haine du réel qu'illustrent les adversaires qu'il se donne, penseurs, philosophes et aussi décideurs. Combien sont-ils qui pourraient être définis ainsi: "Tous préfèrent conclure que le réel a tort et qu'il faut bien plutôt changer de réel que d'idées"? Par contrecoup, M. Onfray prétend incarner le réel, ce qui est assez lourd à porter... pourvu qu'il ne verse pas dans un système rigide, il sera encore intéressant de le lire! 

 Je dirais enfin que je n'aime ni les dogmatiques ni les doctrinaires, qui, derrière leur cohérence rigide, n'embrassent qu'une petite partie du réel et se voient contraints d'appliquer toujours les mêmes oukazes à des sujets ou matières qui s'en éloignent singulièrement. M. Onfray se contredit sur des points importants? Sentant de plus en plus la vie comme un moraliste conservateur, il est de mauvaise foi à l'encontre de la civilisation judéo-chrétienne? (3) Qu'à cela ne tienne! Ca veut dire qu'il est humain, qu'il est donc faillible, que son désordre intellectuel ou moral préfigure de nouvelles pensées, une nouvelle configuration, qu'il est donc ouvert au changement. On ne peut pas "tout" penser et tout rendre cohérent; la vie même échappe à la pensée ou la graphomanie...


(1) Lui-même dit de Cosmos: "j'ai l'impression que Cosmos est mon premier livre." L'évolution s'est faite dans les idées mais aussi dans l'écriture. Le langage parlé télévisuel s'immisce parfois dans Décadence: "...qui montrent que...", "qui fait que...", "Lui..., il..."

(2) Son livre sur Freud, que je me propose de lire également, le Crépuscule d'une idole (2010) avait produit son effet.

(3) Exemple: "Huntington a analysé l'islam politique en dehors de l'idéologie des partisans et des adversaires. Il a rapporté des faits: démographiquement, cette religion monte en puissance; en s'appuyant sur le Coran qui l'affirme sans ambages, elle clame sa supériorité sur les autres religions monothéistes...; elle fait de l'incroyant un adversaire...; elle ne cache pas son désir de convertir par la force et la violence... Voilà qui a suffi à classer Huntington du côté des islamophobes pour l'intelligentsia occidentale frottée aux huiles essentielles marxistes depuis plus d'un siècle." Or, le point de vue des "adversaires" de l'islam, tel Zemmour à nouveau, rejoint singulièrement celui de Huntington. Affectant de ne pas prendre parti entre réactionnaires et progressistes, islamophobes et islamophiles,  Onfray est de facto un réactionnaire islamophobe pour la gauche "immanente" ou "triviale" dont il vient.

samedi 13 mars 2021

Qui est névrosé? (2)



2) le point de vue d'Onfray: vitaliste, cynique, pseudo-chrétien tourmenté?

 Que pense M. Onfray, au juste? Quel est son point de vue fondamental? Je m'y perds. La pensée fondamentale du livre serait le vitalisme, soit "de l'écho et du tremblement vaste d'une étoile effondrée", premier mouvement d'une "ontologie matérialiste" où tout se retrouve dans tout: "une étoile ou une fourmi, une rotation de planète ou le tropisme d'une anguille vers les Sargasses, la fixité de l'étoile Polaire dans notre Voie lactée ou le devenir homme d'un singe..." (1) Les mêmes forces, la même matière traversent le temps et se retrouvent partout. L'histoire est un déroulement matérialiste solidaire de niveau cosmique. "On ne peut donc proposer une philosophie de l'histoire sans relier l'homme au cosmos... Les hommes s'illusionnent quand ils pensent vouloir ce qui les veut." A ce niveau-là cependant, aucune appréciation morale n'est permise: le Christ doit avoir effectivement quelque chose à voir avec la folie exterminatrice nazie par évènements désordonnés et hommes sous influence interposés mais comme Nietzsche ou Hegel même qui théorisa la Raison dans l'histoire. Les nazis pensaient après tout avoir raison d'agir à leur façon donc tout ce qui viendrait justifier ce postulat banal peut être qualifié ontologiquement de nazi. Il est donc impossible de "donner du sens à deux mille ans d'histoire de la civilisation judéo-chrétienne" sauf à répéter inlassablement que "toute vie, de l'étoile à la civilisation, en passant par l'homme, suppose naissance, être, croissance, puissance, acmé, dégénérescence, sénescence, déliquescence, décadence et mort..." (2) La parole chrétienne ne donne aucune clé d'explication au nazisme; dans son ouvrage, M. Onfray ne parle jamais des peuples: curieux pour un vitaliste! (3) Le vitalisme cosmique ou "explosion en expansion" donne un cadre large mais comme le dit l'auteur lui-même, ne permet pas de prévoir le détail... M. Onfray donne pourtant moults détails, toujours dans un seul sens: accabler la religion chrétienne puis catholique! L'idée fixe anti-chrétienne chez Onfray vient donc contredire ce point de vue pseudo-historique: il anime l'histoire qu'il pense décrire de sa faconde, de ses tourments, doutes, appréhensions humains et quotidiens. "Toute philosophie de l'histoire qui se présente comme objective n'est jamais que l'histoire de la philosophie subjective de celui qui la propose", avait-il prévenu en préambule.

 Cette idée fixe à teneur sentimentale est encore contredite par un cynisme aussi discret que définitif. (4) A la page 508 par exemple, sur la vanité du concile de Vatican II, il écrit: "Mais les civilisations se bâtissent à l'ombre des épées et non à celle des oliviers." Ou en conclusion: "Aucune civilisation ne s'est jamais construite avec des saints et des pacifistes, des non-violents et des vertueux - des gentils garçons... Ce sont toujours des gens de sac et de corde, des bandits et des soudards, des tueurs sans pitié et des assassins au long cours, des tortionnaires et des sadiques qui posent les bases d'une civilisation." Mais qu'a t-il fait durant tout le livre sinon reprocher au christianisme d'avoir emprunté une voie impure? Il n'a cessé de détailler toutes les prévarications, dépravations, persécutions, mensonges, fables, bûchers, croisades, mises à l'Index, silences, interdits du christianisme. Tel un pasteur dans son habit monotone,  il ne supporte pas la moindre incartade morale! Il y eut des violences lors d'une tournée d'évangélisation de Paul, à Ephèse? C'est pour Onfray. "Des altercations ont lieu avec des Juifs... Le climat de violence est donc avéré: vêtements déchirés, arrachés, lacérés, en lambeaux mais aussi, sur les corps, coupures, entailles, plaies, sang versé." Des plaies et des entailles: il faut vite prévenir la Ligue contre l'antisémitisme!

 Cette absence complète de distance avec l'histoire uniquement lorsqu'il s'agit du christianisme, ne frisant pas mais épousant le ridicule, contredit évidemment le point de vue cynique et détaché qu'il essaie de donner à son livre en général. Il n'accuse jamais les autres religions des mêmes travers. Il décrit la férocité de l'islam comme lui étant consubstantielle, banale, sortant ce chiffre phénoménal de 80 millions de morts dans la conquête de l'Inde (p. 287), ce qui sous-classerait les violences totalitaires bien avant le XXe siècle. 

 Lui qui défend sans relâche les philosophies antiques pré-chrétiennes, exceptés Platon et Aristote, lui qui défend sans relâche l'immanence contre la transcendance bien vite captée par des hiérarchies dogmatiques et oppressives, le voilà bien marri par la disparition de celle-ci dans l'Eglise catholique! Le chapitre consacré à Vatican II est un autre chapitre du "ressentiment". "Cette destruction du sacré, ce massacre de la transcendance, cette triviale descente sur terre de la divinité, culminent dans la nouvelle scénographie de la messe." L'Eglise rejoignait enfin toutes les positions qu'Onfray avait défendues contre l'Eglise dogmatique, hiérarchique, transcendantale, mystérieuse, scolastique, misogyne et j'en passe: mais le croyant-incroyant tourmenté et criticologue-né Onfray n'est pas pour autant satisfait: "Certes le prêtre est plus proche de ses ouailles mais c'est au prix d'une mise à distance de Dieu. Sur le terrain du symbole, de l'allégorie, la chose est terrible: en voulant rapprocher les hommes de Dieu, Vatican II a réalisé exactement l'inverse." Les symboles et les allégories: il a passé son livre entier à les combattre, au nom de la "Raison bien conduite"...

 Cette incohérence complète, issue d'une sentimentalité ambigüe vis-à-vis de l'Absolu religieux, est encore traduite par son anti-libéralisme. Sur le plan religieux, il défend d'ordinaire à travers "l'ontologie matérialiste", la philosophie antique ou Nietzsche "cette triviale descente sur terre de la divinité", avec regrets cependant. Sur le plan politique, il en attaque les résultats: "Le libéralisme n'est pas, à rebours de ce que racontent depuis toujours ses thuriféraires, le véhicule de l'émancipation des hommes. Le commerce n'est pas en soi un facteur de civilisation..." ou: "Dans cette Europe libérale, les idées puis les lois qui s'affranchissent totalement de l'idéologie chrétienne sont de plus en plus nombreuses: déconnexion de la sexualité de la procréation, de l'amour et de la famille etc" Il déplore tous les résultats de "l'immanence d'un moralisme politiquement correct", définition idoine de l'Eglise conciliaire qu'on peut appliquer à la société bobo entière mais il en justifie le bien-fondé au plan philosophique, religieux, moral. 

 Il entr'aperçoit à peine en conclusion le lien entre décadence civilisatrice chrétienne et ultra-libéralisme; il n'aperçoit pas de lien de parenté entre christianisme et libéralisme, qu'il soit politique ou économique; il exclut l'émergence de sociétés moyennement riches à travers l'émergence du capitalisme qu'il réduit aux échanges, au commerce, à la valeur de la rareté... (5) Le capitalisme est pourtant un phénomène bien observé remontant au XVe siècle en Italie, développé ensuite principalement dans les sociétés protestantes, à ne pas confondre avec de simples échanges. M. Onfray confond: "La lecture marxiste fait du capitalisme une invention tardive, comme si le capital ne faisait pas la loi depuis que la rareté détermine la valeur!" La sociologie ou l'économie ne sont pas son fort.

 Anti-libéral par sentimentalité ambiante, dirait-on, il n'en est pas moins... anti-marxiste, avec un éclat intellectuel plus vif d'ailleurs. (6) Anti, anti... à 58 ans, M. Onfray n'est toujours qu'anti, toujours contre. "S'agirait de grandir!" comme dirait l'autre. Son vitalisme cosmique ne peut donner les détails d'une histoire humaine; c'est son idée fixe anti-chrétienne qui les donne. Son cynisme est alors purement opportuniste, épouse les contours de ce vitalisme imprécis. Son anti-libéralisme n'a qu'une base empirique; il rejoint là aussi l'opinion bobo-gaucho de l'époque, non pas façonnée à l'anti-marxisme théorique, mais simplement anti-tout, contestataire à la française, anti-économique, façonnée elle plutôt par le rejet catholique de l'argent. D'un point de vue positif, M. Onfray n'est que banalité: un peu d'ethnomasochisme anti-chrétien, anti-civilisation européenne, beaucoup d'anti-libéralisme à la mode catholique ancienne, de l'anti-toutisme à la folie. (7) Cette banalité est bien sûr masquée par sa grande curiosité, sa grande érudition, son vocabulaire, son étalage. Il correspond parfaitement à ses lecteurs, la bourgeoisie mondialisée des villes, chrétiens dévoyés en quête de spiritualité, libéraux-libertaires affichant volontiers par mauvaise conscience, des traits anti-libéraux.

 La seule proposition pratique du livre résume sa position: "Chaque chose a son temps. Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires... Le bateau coule; il nous reste à  sombrer avec élégance." (p. 572) M. Onfray se réjouit, par gauchisme ambiant, de la disparition de notre civilisation: est-ce ce qu'on appelle philosopher?

A suivre...


(1) Il y a un fond stoïcien à ce vitalisme d'esprit cosmique; le temps présent actualisait pour les stoïciens une totalité physique et temporelle placée sous le signe de la nécessité absolue. L'Etre se confond avec la Matière et le temps; il n'y a pas d'au-delà. Cyniques et stoïciens combattaient l'idéalisme platonicien. Sans s'appesantir sur le sujet, Onfray pense l'éternité du monde comme Aristote; il n'y a pas de démiurgie.

(2) Il faut à M. Onfray quatre mots pour exprimer la vieillesse.

(3) Les Juifs ont parfois droit à l'existence nationale on dirait, "peuple" étant confondu d'ailleurs avec "civilisation": "L'une qui fut il y a trois mille ans, celle des Juifs soumis à la loi de Moïse, persiste jusqu'à ce jour après de multiples aléas mais dans une grande santé existentielle..." L'expansion première du christianisme ne ressortit pas à des Juifs et des Grecs, Constantin est un "roi très chrétien" avant d'être un Barbare, les Croisades ne sont pas spécialement françaises, l'Inquisition et la mise au pas de l'Amérique du Sud pas spécialement espagnoles, le nazisme expliqué en tant que phénomène de civilisation ne ressortit pas au pangermanisme, au développement industriel considérable de l'Allemagne et à l'absence de ses débouchés coloniaux...

(4) Cynisme: au sens ancien de dévoilement d'une vérité inconvenante, plus redevable de la nature que de la société.

(5) "Le très riche s'enrichit, le très pauvre s'appauvrit et le salaire moyen est une fiction, une allégorie..." Or, tous les pays capitalistes, qui ont accumulé du capital, se sont moyennement enrichis, ont réalisé une transition agricole et industrielle vers la production de masse, une transition démographique vers la constitution d'un marché de la consommation. L'existence des riches et la concentration de capital en leurs mains ne contredit pas l'enrichissement moyen et la disparition de la pauvreté chronique, de la faim.

(6) "les révolutions marxistes-léninistes qui ont décrété la collectivisation de la propriété privée n'ont pas aboli le capitalisme, elles l'ont assujetti à l'Etat pour en faire un capitalisme étatique."

(7) Cet esprit franchouillard contestataire généralisé, érigé souvent en système, exposé en son temps par A. Peyrefitte, constitue une longue tradition: Auguste Blanqui, Louise Michel, Jules Guesde, Pierre Poujade, Jean-Marie Le Pen, Arlette Laguillier, Alain Soral, Jérôme Bourbon, Olivier Besancenot, Jean Robin, Adrien Abauzit...

vendredi 12 mars 2021

Qui est névrosé?

 


 Le livre Décadence de Michel Onfray (2017) en irrite certains, en ravit beaucoup d'autres; en tout cas, c'est un franc succès dans les commentaires.

 Ne pouvant pas faire court et concis, M. Onfray nous livre dans un pavé de 600 pages environ sa vision de l'histoire judéo-chrétienne après nous avoir livré une vision cosmique en 532 pages et avant de livrer une autre vision philosophique en quelques centaines de pages supplémentaires. Le tout, sans rire, fait partie d'une "brève encyclopédie du monde".

 De même la bibliographie de M. Onfray est interminable: il passe son temps à écrire ou même à enregistrer sa voix, ainsi la Contre-histoire de la philosophie en... vingt-six cédés. La Contre-histoire de la philosophie scripturaire compte neuf tomes. M. Onfray est contre: ce qui est une bonne façon de se faire connaître en France ou de grandir. (1) Ce faisant, il devient lui-même... contré par d'autres qui lui contestent sa place de mandarin installé, de philosophe populaire, d'auteur à succès car, en sus dans ce pays, on n'aime pas le succès. M. Onfray a donc de quoi réfléchir sur ces vagues éternelles de contestation qui s'appuient les unes sur les autres.

 M. Onfray est-il un philosophe du reste ou un intellectuel, un dogmatique ou un libertaire, un Candide détaché des choses ou un chrétien tourmenté par la transcendance, un névrosé?


 1) l'idéologie anti-chrétienne

 Grosso modo, Décadence, ce sont des centaines de pages de mise en accusation de l'histoire chrétienne par un soi-disant philosophe; car M. Onfray, tout détaché qu'il est des choses de ce monde, ne peut pas, là non plus, pardonner le moindre écart au christianisme, c'est-à-dire précisément à l'Eglise catholique dont il connaît l'histoire heurtée, les us, la doctrine. Il concentre son ire uniquement sur cette Eglise qui selon lui, a fabriqué un faux Messie (sans dire comment) pour ensuite s'écarter systématiquement de son message positif. Sans cesse, il revient à cette impossibilité, cette incongruité aussi bien morale que pratique, qui fonde sa démarche et son livre (ou ses livres, même): l'Eglise a fauté, faute encore par rapport à un Christ qui n'a pas existé, par rapport à un message pur issu d'une "fiction". Peut-on faire moins historique et plus absurde? (2)

 De ce point de vue, M. Onfray est beaucoup plus un intellectuel anti-chrétien qu'un philosophe et le "ressentiment" dont il parle à satiété le concerne en premier lieu. Ainsi, il ne fait pas l'histoire de la civilisation judéo-chrétienne puisque selon lui et selon le point de vue étriqué ethnomasochiste d'une gauche qu'il abhorre pourtant, de civilisation, il n'y a pas: il n'y a que les mauvais côtés, mauvais penchants, turpitudes d'une Eglise qui fit le mauvais choix avec saint-Paul. Tout le reste s'ensuit, dans une inaltérable solidarité du mal. L'Eglise ne lui apparaît pas dans son versant positif, civilisateur sauf à deux reprises: à propos de la musique et du sens de l'histoire. (p. 515, 536) Ca n'est donc pas une histoire au sens plein, pleine d'une humaine et faillible condition mais une histoire morale ratée analysée à l'aune d'une censure sourcilleuse du message d'amour, des Béatitudes, du sermon sur la Montagne et ce, à partir, rappelons-le, d'un personnage qu'il a dit... ne pas exister. Le livre est donc à moitié une idéologie anti-chrétienne, à moitié la turpitude d'un homme tourmenté par le message chrétien le plus pur. 

 M. Onfray fait beaucoup d'efforts pour nier l'existence du Christ ou le poser comme la source des événements les plus affreux en Occident, pour en ternir à la fois la légitimité morale et le prolongement historique. Selon lui, les Evangiles auraient été composés au II siècle, sans précision (p. 111), alors qu'ils remontent aux années 50-60 quand on lit Jean-Christian Petitfils sur le sujet. M. Onfray veut à l'évidence distendre le lien organique qui unissait Jésus à ses disciples, Matthieu et Jean en particulier. A la fin d'un chapitre sur la naissance de l'antisémitisme au sein de l'Eglise, chose qui peut se comprendre historiquement, il fait un lien historique douteux entre le Christ et le dénommé A. Hitler, puisque celui-ci, d'éducation catholique, écrivit qu'il admirait le Christ lorsqu'il chassait les marchands du Temple. Puis, dans un chapitre sur le nazisme, il se fait plus explicite: "Certes, c'est le seul moment où Jésus (qui n'existe pas) utilise la violence physique dans les Evangiles mais hélas, une seule fois suffit! Comment ne pas songer que ce Christ-là annonce Hitler..." Il amalgame également l'antisémitisme hitlérien avec les notes antisémites des évangélistes, tous juifs... Outre que la  "civilisation" est alors coincée entre l'antisémitisme chrétien originel et l'extermination nazie, on comprend que histoire pour Onfray signifie édification morale, qu'il y a des automatismes terribles et irrationnels, à des siècles de différence, non-explicités mais valables, un peu comme les miracles chrétiens, qui abolissent le temps et emportent la raison... 

 Nietzsche, par contre, dans le même chapitre, bénéficie d'un traitement de faveur: des dignitaires nazis s'inspiraient de lui; "C'est hélas, trois fois hélas, parmi cette frange d'illuminés que la référence à Nietzsche fait des ravages..." Nietzsche est excusé parce qu'on s'inspirait de lui, à peu de distance historique près; le Christ et l'histoire d'une "fiction" non, puisqu'ils annoncèrent deux millénaires en avance la folie exterminatrice nazie. D'un côté, il y a l'explication par l'histoire; de l'autre, "l'immanence d'un moralisme politiquement correct" selon ses propres termes. Que fait Onfray sinon épouser le point de vue commun de la gauche ethnomasochiste, anti-chrétienne, anti-européenne, cette mentalité décadente et nihiliste des bobos mondialisés, ses lecteurs? La névrose anti-chrétienne d'Onfray est aussi anti-historique.

A suivre...


(1) Cette posture radicale est celle également de Jean Robin, "journaliste", un autre graphomane et vidéomane, seul contre tous: cette omniprésence de lui-même ne lui a pas réussi jusqu'à présent.  

(2) Le Traité d'athéologie du même Onfray (2005) donnerait les détails de "l'invention de Jésus". Un historien, Jean-Marie Salamito, répondit à Onfray sur la question précisément: Mr. Onfray au pays des mythes (2017). Je me propose de lire les deux ouvrages.