dimanche 5 juillet 2020

Rohmer et Pascal (4)

Jean-Louis enchaîne dans sa critique de Pascal en lui reprochant sa vision pessimiste du mariage qui est alors "la condition la plus basse de la chrétienté. De fait, le mariage est en-dessous du sacerdoce lui rappelle Vidal tandis que Maud jugeant son mariage, le juge bas aussi. Jean-Louis se laisse alors à évoquer son passage à la messe qui commence le film...: "Il y avait devant moi une fille (...). Je ne devrais pas dire une fille, une femme, une jeune femme avec son mari - Vidal: ou son amant - Maud: arrête! - Jean-Louis: Ils avaient des alliances - Maud: Ah, vous y avez regardé de près..." En fait, Jean-Louis regardait une fille, la blonde qu'il a suivie ensuite, qui était seule. Ils ont échangé un regard. "Ce couple chrétien était sublime, c'est ce que tu veux dire?" résume Vidal. En réalité, Jean-Louis pense à la blonde.

Le mystérieux Jean-Louis est cuisiné façon Maud

"J'ai connu pas mal de filles, je ne prétends pas me poser en exemple du tout..." poursuit Jean-Louis, installé au salon. Vidal, éméché, le cuisine sur "les filles", ses aventures lointaines en remettant sur le tapis sa réputation de "remarquable coureur de filles", de "spécialiste". Commence alors la longue discussion qui se prolongera tard entre Jean-Louis et Maud. Celle-ci a été occupée par sa fille un moment puis revient au salon. "De quoi parlions-nous? - Vidal: il devait nous raconter ses aventures." Les deux sont de mèche pour s'amuser, passer le temps.

Plus tôt, Vidal, bon camarade, spirituel, incisif, aussi secrètement amoureux de Maud, avait essayé de pousser son vieil ami dans ses retranchements, une fois sortis de table: "Mais si tu crois tant soit peu, elle redevient infinie (1) - Oui - Alors tu dois parier - Oui, si je crois qu'il y a probabilité, si je crois d'autre part que le gain est infini - Ce que tu crois, toi? - Oui - Et pourtant, tu ne paries pas, tu ne hasardes pas, tu ne renonces à rien..." Le prof de philo oscille entre rigueur intellectuelle et provocations amicales.

De fait, Jean-Louis ne veut à rien renoncer, ni au chanturgue, ni... aux filles. Il y a une sorte d'innocence, de déresponsabilisation morale chez lui qui va interroger et peut-être choquer à la fois le prof de philo marxiste et le médecin libre-penseur. "Vous savez que vous me choquez beaucoup?" lance Maud de retour au salon, qui s'est mise alors au lit sans complexe. "Je croyais qu'un vrai chrétien devait rester chaste jusqu'au mariage." Jean-Louis  répond bravement: "Mon christianisme et mes aventures féminines, ça fait deux choses très différentes, contraires même et qui sont en conflit...", puis enfonce le clou: "...je vais peut-être vous scandaliser encore une fois... Courir les filles, ça ne vous éloigne pas plus de Dieu que, je ne sais pas, faire des mathématiques..." Encore et toujours Pascal; Jean-Louis tient à se démarquer à nouveau du jansénisme de Pascal, du rigorisme religieux et intellectuel. On dirait que Jean-Louis se sent protégé par Dieu quoi qu'il fasse tandis que Maud, en bonne positiviste athée ou laïque, cherche à poser des principes, même si ce ne sont pas les siens. (2) A plusieurs reprises, elle le questionnera sur son attitude: il lui paraît "très peu chrétien".


Maud est couchée et regarde Jean-Louis, à la fois intriguée et tentante


La soirée s'écoule. Vidal est parti, chiffonné, beaucoup éméché. Jean-Louis a voulu partir également mais Maud a vraiment insisté pour qu'il reste, à cause du temps qu'il fait. Couchée dans son lit, célibataire, tentante, suppliante en partie, Maud devient un "problème moral" pour Jean-Louis qu'il va surmonter à l'aveuglette, sans aucun principe justement mais avec une grande confiance en lui-même, dans la vie ou en Dieu, ce qui ne peut évidemment qu'intriguer et séduire Maud. "Les femmes m'ont beaucoup apporté, apporté moralement... Cela m'a découvert un problème moral que j'ignorais, auquel je n'avais pas eu à faire face concrètement. J'ai eu à prendre une attitude qui pour moi a été bénéfique, qui m'a sorti de ma léthargie morale." Jean-Louis, debout face à Maud, est en train de décrire précisément sa conduite prochaine jusqu'au petit matin. Pour lui, "physique et moral sont indissociables"; il ne veut pas être un saint. "Ca n'était peut-être qu'un piège du démon?" relance encore Maud. "Eh bien, j'y serais tombé." Le démon, c'est peut-être elle du reste, qui se fait plus royaliste que le roi.


A ce moment-là du dialogue, lorsque Jean-Louis admet qu'il n'a pas du tout la sainteté dans le sang, il est face caméra, avec la lumière d'une lampe dans le dos qui rayonne autour de lui. Le propos est donc particulièrement souligné. Jean-Louis en fait apparaît comme la banalité même, qui pourtant, dans les années 1960, avait encore un semblant de fraîcheur: le jeune homme prometteur, sérieux, qui s'autorise néanmoins des aventures, dont la culture le rattache encore à un long passé classique et chrétien. La lumière vient transfigurer le personnage pour lui donner une aura de mystère; on ne sait s'il possède la confiance égocentrique du jeune technicien promis à un brillant avenir ou s'il est réellement confiant dans sa destinée divine et matrimoniale...

Jean-Louis fait confiance à Dieu ou à lui-même

Cette scène s'achève par un monologue de Jean-Louis marchant dans le salon, épuisant sa position jusqu'au bout ("je pense que tout le monde ne pouvant être un saint, il faut des gens qui ne le soient pas..."). Il conclut son opposition au jansénisme: "que dans ma médiocrité, mon juste milieu, ma tiédeur que Dieu vomit, je sais, j'ai pu atteindre, sinon, à une plénitude, du moins à une certaine justesse, au sens où l'Evangile dit le juste." On a là véritablement une figure parlante, désincarnée, au propos littéraire en diable. Rohmer aime encore trop la littérature et pas assez la caméra. Trop de didactisme dans le marivaudage, trop de raideur dans son personnage principal et un mystère ambigu, marginal somme toute, qui ne baigne pas le film mais seulement une partie de personnage; tel est encore, à mon sens, le cinéma de Rohmer à cette époque.


(1) "L'espérance mathématique" soit le pari pascalien de l'immortalité.
(2) "Mais tu vois, Maud, l'irréligion telle qu'on la pratiquait chez toi, c'est encore une religion", dit Vidal à son amie, en début de soirée.