lundi 8 juin 2020

Rohmer et Pascal (3)

Les scènes que j'aime le plus dans Ma nuit chez Maud sont des scènes familières, Clermont-Ferrand ayant été la ville de mon adolescence. Lorsque Jean-Louis, l'ingénieur, sort de la messe, c'est-à-dire de Notre-Dame-du-Port, il traverse la cour latérale de l'église puis monte l'escalier qui mène à la rue où la caméra le filme. L'église romane apparaît au-delà des grilles d'entrée, avec ses grandes arcades, son portail à linteau sculpté, trapézoïdal comme celui de Conques et, le départ de ses arcades hautes, à claveaux et colonnes. La pellicule en noir et blanc ne montre qu'une image assez sombre de la pierre, un magnifique grès de couleur différenciée.
Suivant la fille qu'il a aperçue dans l'église, il monte la rue du Port en voiture puis tourne rue Pascal, puis rue du Terrail jusqu'au sommet de la butte centrale de la ville où trône la cathédrale. Ce sont les rues tortueuses du vieux Clermont. A l'angle de la rue du Port et de la rue Pascal, il y avait, en 1969, un économat et ses cagettes empilées au dehors. Plus loin, la voiture est arrêtée un moment devant une auto américaine, semble t-il, qui entre dans l'hôtel de Chazerat par un porche concave. On voit aussi la jolie fontaine de lave de cette petite place du Terrail. La blonde, fugitive apparition (Marie-Christine Barrault) fuit avec sa mobylette. 

Jean-Louis au volant, poursuit la blonde qu'il a aperçue à la messe, un dimanche, rue Pascal


D'autres scènes évoquent encore Clermont, comme celle qui suit, montrant le Suffren, bar de la place de Jaude que je n'ai pas connu, stupidement américanisé aujourd'hui. C'est l'hiver et il n'y a pas les terrasses sur la place. C'est là, en tous cas que Jean-Louis retrouve son camarade de lycée, Vidal. Quand il sort de chez Maud, au matin, il retrouve sa voiture enneigée à la même intersection, devant l'avenue Julien qui court vers l'ouest. Il semble sortir du bâtiment moderne qui abrite le bar, symbole du dynamisme des années 1960. L'avenue Julien (du nom d'un empereur romain, je crois) n'atteignait pas la place de Jaude pendant la guerre.

Au matin, Jean-Louis retrouve sa voiture sous la neige, sur l'esplanade actuelle du Centre Jaude. Le magasin d'instruments de musique est à l'arrière.


On aperçoit à gauche l'enseigne du seul magasin d'instruments de musique de la ville: "Harmonies-disques-radio". Ce magasin faisait l'angle entre l'avenue Julien et la place de la Résistance, une placette triangulaire adjacente à la place de Jaude. J'y suis entré une fois mais j'allais surtout au cinéma "Le Paris" sur cette place, cinéma art & essai. Il côtoyait d'ailleurs un porno, "le Cinémonde", vieux comme la guerre. J'ai probablement vu au Paris l'Arbre, le maire et la médiathèque (1993). L'ensemble a été complètement rénové depuis quoique certaines façades aient été partiellement conservées. On a construit le double du Centre (commercial) Jaude côté ouest, là aussi avec des enseignes ou des slogans américanisés. La petite rue de la Barrière de Jaude, qui longeait la place, n'est plus empruntable en voiture. Pourquoi pas? "Le Paris" est resté, devenu un cinéma mastodonte: ça n'est plus le petit cinéma de quatre salles que je fréquentais.

Je pourrais continuer longtemps sur les vues diverses de la ville qu'offre le film. C'est un vrai plaisir pour le natif de retrouver sa province au cinéma, la chose étant bien rare dans un cinéma bien trop parisien. Trêve de vagabondage, j'en viens au sujet.

Le personnage de Jean-Louis est assez froid, ce qui correspond au tempérament lymphatique de Jean-Louis Trintignant. Ca l'amuserait, lui, l'ingénieur "de définir les chances que nous avions de nous rencontrer", dit-il au bistrot à son vieux camarade, qui, comme prof de philo, est plus passionné. C'est lui qui entame la discussion sur Pascal: "Un philosophe a de plus en plus besoin de connaître les mathématiques, par exemple en linguistique... Le triangle et l'arithmétique de Pascal est liée à toute l'histoire du pari... le métaphysicien et le mathématicien ne font qu'un." - "C'est curieux, lui répond Jean-Louis, je suis justement en train de le relire en ce moment."

Le film au fond va consister pour Jean-Louis, donc probablement pour Rohmer, à se démarquer de Pascal, au-delà du pari qui en constitue la trame narrative. Jean-Louis s'affirme comme un chrétien, un catholique... plutôt compliqué, tortueux, un "chrétien honteux, doublé d'un don Juan honteux" juge Maud. Vidal le nargue, le taquine, le traitant de "faux chrétien" puis, avec un coup dans le nez, de "plus pascalien que moi". Au cours de la soirée, Jean-Louis va tenter d'expliquer sa position en long et en large. Ingénieur aux usines Michelin, dont on aperçoit par moment la sortie des Carmes probablement (1), nouvellement muté, il incarne les nouvelles couches sociales des années 1960, le mouvement de l'époque (quoiqu'avec quelques années d'avance: 39 ans). Il s'est formé en Amérique, il a voyagé. Une partie de la conversation chez Maud va porter sur les aventures supposées de ses voyages: c'était alors un luxe, une rêverie ainsi qu'une promesse de libération. C'est devenu un cauchemar de masse; passons.

Du salon au dîner, de la table à la bibliothèque, de celle-ci au salon encore, Maud, médecin, issue de "l'une des plus grandes familles de libre-penseurs du Centre de la France", belle femme divorcée, va être l'arbitre de cette soirée (Françoise Fabian). Nous sommes dans l'univers de la bourgeoisie provinciale, celle qu'étrillait trop souvent Chabrol.  Rohmer n'a pas passé sa vie à critiquer son milieu d'origine; il en a gardé plutôt le goût du savoir et des disputes intellectuelles. C'est encore Vidal qui remet Pascal sur le tapis. Jean-Louis réplique: "Je disais que je n'aimais pas Pascal parce que Pascal a une conception du christianisme très particulière..." Il adopte alors le point de vue clérical qui a condamné Pascal à travers le jansénisme. Il poursuivra dans cette voie jusqu'à refuser la "sainteté".


Pascal (1623-1662)

Il rappelle ensuite que Pascal a condamné la science, repoussé, à la fin de sa vie, les mathématiques qu'il avait pratiquées, ignoré la sensualité inhérente à la vie: "Nous oublions cet excellent chanturgue... Pascal sans doute en avait bu puisqu'il était clermontois. Ce que je lui reproche... c'est, lorsqu'il en buvait, de ne pas y faire attention. Il était malade, il devait suivre un régime... mais il ne se souvenait jamais de ce qu'il avait mangé." - "Jamais il n'a dit: Voilà qui est bon!... Ne pas reconnaître ce qui est bon, c'est un mal. Chrétiennement parlant, je dis que c'est un mal." Maud applaudit. Je trouve comme Vidal que l'argument est "un peu mince" car ma propre capacité mémorielle à l'endroit de la nourriture, même si je la trouve bonne et l'exprime, est assez limitée. Admettons le néanmoins comme partie de l'ensemble.

A suivre.

(1) L'usine des Carmes-Déchaux est la plus ancienne et la seule usine Michelin à l'intérieur des boulevards extérieurs de Clermont, qui comprend le siège social. Les autres usines sont dispersées entre Clermont et Montferrand et au-delà de Montferrand, au nord-est.