jeudi 22 août 2024

Notre histoire intellectuelle et politique

 

    

    Je ne sais plus comment j'en suis arrivé à Pierre Rosanvallon et à son Histoire intellectuelle et politique personnelle (2018). Mmh, peut-être Pierre-André Taguieff: je vais les lier tous deux, de toute façon. Taguieff est un philosophe né en 1946, Rosanvallon, né en 1948, d'une formation commerciale supérieure à Jouy-en-Josas, diversifia complètement ce parcours et poursuivit par un triple doctorat en histoire (devenu le Capitalisme utopique), en sciences sociales (un truc sur la "gouvernementalité"), enfin en "lettres et sciences humaines" d'où sortira le Moment Guizot (1985). Ce parcours atypique me plut tout de suite. Ouvrier spécialisé en stage chez Renault à l'été 1967, "affecté à une chaîne de montage des 4L", P. Rosanvallon s'implique à la CFDT dès sa sortie universitaire; secrétaire confédéral, animateur de la revue CFDT-Aujourd'hui, il devient peu à peu conseiller politique d'Edmond Maire. "Les discussions de fond étaient denses et vives à la CFDT mais elles n'étaient pas désincarnées, ni enlisées dans des arguties purement livresques." Son engagement politico-syndical rompt avec des études qui n'étaient pas aimées ("le hasard d'un non-choix") mais ne le coupe nullement du monde intellectuel; façon également de côtoyer précocement le "vrai monde social", qui restera comme un crédo.

    P. Rosanvallon scelle donc cette histoire au sens général à cet engagement fort pris dans la foulée de l'histoire mouvementée du moment, celle de cet "esprit de Mai" qui le marque durablement.  "l'horizon s'était ouvert", ce qu'il traduira dans sa vie d'universitaire et d'intellectuel par une insatiable curiosité. J'ai trouvé chez lui, une grande culture livresque précisément, non-limitée à la sociologie, l'économie ou les prises de position politiques de jeunesse. Son point de vue est toutefois singulier et n'est pas celui, ne fut pas celui "de la grande masse des étudiants de mon âge". Il se tourne vers le syndicat "qui incarnait alors le plus directement cet esprit profond de Mai" et vit organiquement "les années 1970 dans l'exaltation et la ferveur." J'avais entendu parler de cette "deuxième gauche" (rocardienne) mais ne savais pas du tout qu'elle avait le vent en poupe; "Ces idées alternatives résonnaient alors puissamment dans l'opinion et modifiaient dans bien des domaines la façon de concevoir les institutions." Son point de vue sera donc celui d'une gauche critique et pratique en soi, pratique et non celui d'un apparatchik, plus engagé que stratège (1), déçu dans ses attentes mais lucide sur le pouvoir. Il ne fréquente cependant pas le gratin politique et reste dans sa tour d'ivoire; ses considérations n'en sont pas moins neuves.

    Ce que j'ai aimé, c'est comme A. Soral premier temps, l'amour du réel, la passion infinie de contempler le réel, de l'apprécier tel qu'il est, sans slogan ni synthèse abusive, sans systématisation intellectuelle ou politique. "Le Mai libertaire, celui que l'on considère comme le plus caractéristique, a voisiné avec un mai léniniste et maoïste", "...les principales organisations gauchistes, maoïstes ou trostkistes, se méfièrent d'abord d'un mouvement étudiant jugé petit-bourgeois et corporatiste": il n'y a pas eu un seul "Mai 68", en bloc, porté par un tourbillon unitaire irrésistible. (2) Cette acuité narrative lui permet d'ailleurs de critiquer au cours du livre la vision réductrice postérieure que la droite réserva à l'évènement qui équivaut, entre autres, à celle des "maos" et autres gauchistes théoriciens de l'époque... (3) P. Rosanvallon ne va pas jusqu'à écrire que les malentendus et autres déformations sont féconds, que rien ne reste pur et vrai mais en deux chapitres particulièrement ("Une théorie des greffes et des passerelles", "Convergences et équivoques"), il expose, à la manière de Winock, l'interpénétration historique et fascinante des idées: une Ligue pour la défense du travail national, par exemple, formée fin XIXe siècle sous l'influence barrésienne, promouvait un "socialisme national" et revendiquait "l'égalité sociale la plus absolue" sur une base patriotique: toutes ces idées sont de gauche, en soi mais leur utilisation, l'allure, la perspective que leur donnaient désormais les nationalistes les transformaient. M. Winock a en effet traité ce sujet à fond, pour la période boulangiste notamment: "Au cours des trois années (1887-89) pendant lesquelles le mouvement se développe (...) puis décline et s'effondre, le boulangisme est devenu un mouvement d'opinion d'une riche complexité, où concourent les "patriotes" de Déroulède, des radicaux désireux d'en finir avec la république opportuniste, des socialistes rêvant d'une révolution sociale, des bonapartistes et monarchistes manigançant à qui mieux mieux en vue d'une restauration..." (4) De même, l'antisémitisme dans cette période fin de siècle attira un bon de nombre de socialistes et révolutionnaires. On est à peu près dans la fenêtre de la "première mondialisation": 1890-1914 pendant laquelle de grandes synthèses mêlées succèdent à de grands chambards.

A suivre.


(1) authentique, pourrait-on dire au sens beauvoirien.

(2) "Plus largement d'ailleurs, c'est le Mai 68 des usines et des bureaux -la plus longue grève depuis le Front populaire tout de même!- qui n'a été que marginalement raconté."

(3) J'ai été surpris de trouver une critique de Marcel Gauchet, que je ne connaissais pas: dans le Débat de l'été 1980, Gauchet "jugeait qu'il y avait une forme de radicalisation problématique de cette modernité qui était à l'oeuvre", celle de l'individu, devenu un "être anonyme et interchangeable". Pour Rosanvallon, Gauchet allait trop loin, du reste, en dénonçant un aveu "d'impuissance" à évoquer les droits de l'Homme à l'endroit des pays de l'Est. "Cette thématique allait s'imposer à partir de cette période comme un leitmotiv des critiques simplificatrices de la modernité, portées par le développement d'une lecture appauvrie de Tocqueville comme penseur du conformisme..." Pour Rosanvallon, "sa critique n'était pas suivie d'une réflexion sur les conditions d'une autonomie véritable", il y voyait l'amorce d'une forme nihiliste de la pensée qui allait se développer. Je vois un rapprochement avec M. Clouscard (mentor de Soral) qui écrivit Le capitalisme de la séduction en 1979, et qui insiste peut-être plus sur l'aspect économique de cette évolution. M. Gauchet et lui eurent-ils alors, de façon proche (les années 1979-80), une inspiration commune, celle de l'Américain Ch. Lash?

(4) Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (2014)