lundi 28 octobre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (4)


PA. Taguieff, a eu le mérite de traiter des dérives de la gauche

    Ainsi la gauche allait, sans se définir mais en se trouvant tout de même en sympathie profonde avec le grand mouvement libéral euro-mondialiste, idéologie fatale d'une UE marchande et monétaire. (1) 

    Mais P. Rosanvallon ne veut pas croire à "l'effondrement" de l'idée de progrès, qui est bien une idée systématique, pourtant, une idéologie, donc périssable. Cette idéologie, depuis son origine, la transformation de la nature par l'outillage perfectionné et de l'environnement humain, est directement responsable des problèmes écologiques dont se targuent désormais de manière exclusive, généralisée et obsessionnelle les "progressistes" ou "modernes"; au moment précisément où cet ancien souci de gentilhommes conservateurs, cette vision réactionnaire devient centrale, le "progressisme" se détache de l'humanisme renaissant et promeut une transformation volontaire et fantaisiste de l'homme, un transformisme radical, comme si toute place fixe devait disparaître pour lui, comme si l'homme (renaissant) devenait transparent face aux problèmes immenses posés devant lui. Plus prosaïquement, la gauche essayait alors de récupérer et d'animer un courant jusque-là contraire à ses idées.  "Ce sont en effet bien des mots et des concepts qui nous manquent. Des mots et des concepts qui ne pourront désormais plus être adossés à des garanties de l'histoire... (à) une telle promesse du temps." N'est-ce pas? Rosanvallon cherche, comme d'autres, à ne pas répéter l'erreur de l'histoire-Passion, de l'histoire-parousie dans laquelle un but est assigné à l'histoire humaine, immanente cette fois, à ne pas répéter, non plus, pour lui-même, la geste du militant, de l'intellectuel-partisan, du moine séculier et son "idéologie du salut terrestre." (2)

 L'idée de Progrès, cette "extase de gobe-mouches" (3) saisit encore la moitié des populations occidentales ou presque dont le XXe siècle traversé d'une "grande barbarie éclairée au gaz" n'a décidément pas dessillé les yeux. (4) "En ce qu'elle suppose l'idolâtrie de l'Histoire et le goût de la perpétuelle nouveauté, la croyance au Progrès a ainsi été réduite, par les penseurs pessimistes, à l'expression d'un désir frénétique d'échapper à l'ennui, qui forme le fond affectico-imaginaire de l'existence humaine", écrit PA. Taguieff. Encore faut-il séparer la course au progrès: matériel, technique, exploratoire... de l'idéologie du Progrès, qui était le succédané laïc de la chrétienté, de sa mentalité ordinaire et de son attente millénariste. On voit très bien aujourd'hui que certains groupes, certaines tendances de gauche se placent contre l'évolution de tentatives futuristes, représentée par un Eon Musk par exemple, et défendent des positions aussi bien humaine, sociale et philosophique ou religieuse, étriquées, anti-universalistes, anti-humanistes (au nom de l'écologie),  qui confinent à l'obscurantisme mystagogue, autoritaire ou à un confusionnisme incohérent sur fond ethnomasochiste ou anti-occidental accusé. Le "libéralisme" général de la gauche cache des tendances fixistes rigides (dans l'ordre naturel) comme une tendance chaotique, dans l'ordre humain.

    Chez Rosanvallon "deuxième gauche", la recherche d'une nouvelle piste au progrès moral ne l'éloigne pas vraiment, sur un plan intellectuel, des tabous et blocages de la gauche en général, de la gauche devenue libérale au cours de ces années de "piétinement". Habité par le social, "l'autonomie", vieille lune abstraite, il n'aborde pas la question migratoire (qui pourtant, l'est, sociale puis civilisationnelle); pas plus les dérives sectaires et obscurantistes de militants qui par ailleurs, défendent la transformation radicale de l'homme, ne semblent l'interroger. "Si le social d'identification et d'incorporation décline (celui de l'appartenance et de la conscience de classe, pour faire vite), le social d'expériences partagées, lui, se développe. Cela correspond au fait que la vie des individus est dorénavant autant construite par des situations que par des conditions", poursuit P. Rosanvallon. Je suis frappé par la parenté de cette réflexion avec celles de Gaspard Koenig, découvert récemment. (5) "L'idéal d'autonomie et le projet d'émancipation qui lui sont liés constituent en effet le cadre d'une invention sans fin de l'humanité par elle-même" mais pas "sur le mode linéaire d'un progrès." Tel semble être depuis quelques années le renouveau intellectuel par la gauche (libérale) de la théorie du progrès, non plus théorie trans-historique de la nature humaine, censée s'épanouir dans une phase finale idéale mais théorie anthropologique relative, dont les effets poursuivent et transforment le cours. "La modernité est une histoire" dit Rosanvallon, "une invention sans fin", à la fois (encore et toujours) illimitée dans son possible et aussi, sans but, façon de dire qu'elle est autonome par rapport aux finalités philosophiques qu'on lui prêterait.

    Or, tout ceci, qui reste assez vague, peut se contredire: cette invention a une origine, donc une toute petite partie du monde, de l'humanité et en grande part, les Européens. Son assise, sa diffusion rencontrent mille difficultés et ne sont jamais générales; l'inventivité humaine a d'autre part, servi à combattre et asservir les uns pour grandir les autres; dans ce processus de domination, inextricablement mêlé à la nature humaine, la diffusion de certaines techniques, inventions, trouvailles mêmes étaient assurées à une plus grande échelle (les Romains devenant de bons marins à l'école des Puniques)... à quelque bout que l'on prenne la "théorie du progrès" rendue à sa forme anthropologique et historique simple, on se heurte à un sectionnement spatial, temporel, ethnique, culturel, militaire, administratif etc... qui ne forme pas au bout du compte "l'humanité" rêvée des "progressistes" mais une humanité dont le vrai visage révèle une tendance à l'éclatement, la division sans fin et le conflit (polemos 6). 


(1) L. Jospin a raté quelque chose en disant, en 1999: "Nous ne sommes pas des libéraux... Nous ne sommes pas non plus des sociaux-libéraux... Nous sommes des socialistes et des démocrates, des sociaux-démocrates." L'Hebdo des socialistes, 15 oct. 1999. De fait, le PS devenait au fil du temps et de son passage au gouvernement, mondialo-libéral. Rosanvallon parle empiriquement de social-libéralisme; c'est la même chose. Mais il ne fait pas exactement le lien entre le "mondialisme" ou euro-souverainisme de l'UE et l'écartèlement de la gauche entre ses discours abscons de maîtrise du "néo-libéralisme" et sa soumission, de fait, à cette emprise.

(2) M. Winock, le Siècle des intellectuels (1997). On ne voit pas très bien à quoi d'autre pourrait être adossée une telle théorie; si l'on consent à perpétuer l'idée que l'homme progresse continuellement parce qu'il a des ressources universalisables, on est fatalement amené à y voir un destin, une finalité puis un but politique. Dans tous les cas, l'histoire est un instrument.

(3) Edgar A. Poe, cité par Baudelaire, dans PA. Taguieff, du Progrès (2001)

(4) Baudelaire, "Edgard Poe, sa vie et ses oeuvres" (1855) dans Oeuvres complètes; cité par PA. Taguieff.

(5) Quand G. Koenig considère: "Pour ma part, je me sens tout à la fois français (de nationalité et surtout de langue), londonien  (la ville où je vis avec ma famille), normand (d'origine), athée (de conviction), orthodoxe roumain (par mon mariage) etc. Aucune de ces tribus ne revendique de prééminence...", et philosophe sur la diffraction supposée bénéfique du moi, P. Rosanvallon se contente lui d'une constatation de nature sociologique.

(6) Sans une idéologie forte et conséquente (voire conquérante), aucune de ces parties ne peut l'emporter naturellement, du seul fait de son génie anthropologique... seule l'idéologie humano-techniciste avait inventé la notion fausse que les progrès, dans les différents domaines, se fécondaient les uns les autres: "La nature seule n'a mis aucun terme à nos espérances", disait Condorcet. "Il est clair que, dès ses premières élaborations au XVIIe siècle, l'idée de progrès enveloppe des références à l'accroissement du savoir, à l'augmentation du pouvoir humain, à la marche vers le bonheur ainsi qu'à l'amélioration des dispositions morales." PA. Taguieff