dimanche 8 septembre 2019

Le musée Rodin (2)

Exubérance et spontanéité: je les ai retrouvées dans nombre de statues de Rodin: le buste de madame Cruchet, par exemple, présenté dès le début, en terre cuite (1878). Jeune et jolie, madame Cruchet se caractérise particulièrement par sa toilette: une veste à large rebords, serrée à la taille sur une chemise à froufrous, une écharpe nouant encore la taille. Le jeu virtuose des noeuds et plis de l'écharpe, des froufrous se retrouve à l'arrière, dans une coiffure sophistiquée. Elle ne porte pas d'autre ornement. Pour le dire comme Cioran: "les éléments qui individualisent ont la priorité".

Le portrait de Victor Hugo, à l'étage (bronze, 1883), a été effectué à partir de quelques esquisses, Hugo ne voulant pas poser. Rodin saisit la vieillesse dans la fatigue des traits, une certaine acuité du regard mêlée d'une absence, d'une indifférence. C'est deux ans avant sa mort.

L'introspection se poursuit avec un buste du polémiste Henri Rochefort, fondateur de La Lanterne et de La Marseillaise, député de Paris. Décidé en 1884, le buste fut repris, agrandi en 1898. L'expression de concentration, d'absence de toute marque d'intérêt au monde extérieur rappelle la douleur des bourgeois de Calais. Seul le visage intensément recueilli est travaillé par le détail; les cheveux naturellement rebelles du journaliste font écho au buste volontairement informe, comme traversé de stries sauvages. (1) Rochefort lui-même semble provoquer ces mouvements. En jouant du négligé et du fini, de l'apparent et de l'obscur, le sculpteur a intégré la matière dans un résultat pensé globalement à la manière d'ailleurs des préhistoriques qui, à Lascaux, par exemple, utilisaient une forme naturelle de la roche pour économiser un dessin.



Madame Cruchet, terre cuite (1878); 70cm de haut


Victor Hugo, portrait en bronze (1883); 48,5 cm de haut


Victor-Henri (de) Rochefort en plâtre (1884-98), 72,5 cm de haut


L'approfondissement synthétique de la sculpture amène, ici, par le biais d'une économie de moyens, à renforcer le caractère individuel du sujet. Rochefort n'exprime ni la jeunesse ou la vieillesse mais un caractère type, absolument réussi parce qu'absolument personnalisé.

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Le jeune Cioran allait plus loin dans une analyse subtile et surprenante alors même qu'il n'avait à sa disposition que des images livresques. "Mais il y a également une autre forme du tragique... C'est le tragique de la vie qui ne peut se manifester, se déployer qu'en acceptant des limites." Il prend l'exemple de l'Illusion, soeur d'Icare, exposée au premier étage.

L'individualité n'est pas seulement une fatalité de la sculpture, c'en est une de la vie, tout simplement. L'Illusion se présente comme une figure nue plongeante, ailée dont seuls le nez et l'aile droite l'attachent au socle. On a alors l'impression d'une chute comme celle d'Icare, suivant son père mais lui désobéissant, volant de plus en plus haut jusqu'à ce que l'armature de cire de ses ailes fonde. La chute, si chute il y a, n'est pas tellement exprimée: la figure n'est pas crispée ou horrifiée, elle tombe d'un bloc. Ses membres ne sont pas précisément tendus, ses mains fermées ne trahissent pas l'inquiétude. Seule la position tournoyante du personnage évoque la fatalité, une déstabilisation. Cette fatalité, la figure s'y soumet complètement. Faut-il voir ici une figure qui cherche à "échapper à une insuffisance intérieure", traduisant le tragique humain, "qui doit accepter des formes pour être"?

L'éternelle Idole caractérise mieux le propos de Cioran, à mon sens. Autant l'Illusion que l'éternelle Idole proviennent d'ailleurs des travaux consacrés à la Porte de l'Enfer, exposée dans le jardin (années 1880). Le groupe de l'Idole monte du matériau brut, ce qui est l'inverse de la chute de l'Illusion. Un homme et une femme nus, encore pris dans la gangue se dressent l'un contre l'autre, l'homme servant en quelque sorte de marchepied à la femme, plus haut, plus formée, plus épanouie que lui. Elle a encore une jambe prise dans la gangue. Les mains de l'homme réunies dans son dos, collées encore au corps ou à la gangue, le poussent à l'avant. Il y a un mouvement en trois temps du chaos vers la forme. C'est une vision naïve du Paradis. Les deux formes humaines ne se séparent encore qu'imparfaitement. La femme épouse l'élan masculin vers la forme: sa cuisse droite est collée au torse masculin et la tête de l'homme trouve un appui en biais au-dessus du ventre de la femme; celle-ci, en position plus équilibrée, nécessairement penchée vers l'arrière, agrippe d'une main son pied droit.



L'Illusion, soeur d'Icare (marbre, 1896), 96 cm de long


L'éternelle Idole (v. 1890-93, plâtre), 73,2 cm de haut

L'éclosion de la forme est alors totalement exprimé. Le tragique de la forme limitée est décelable intuitivement. Il survient dans la forme qui surgit de son origine chaotique, plongée dans un délice érotique, inconscient de son destin. Le sculpteur leur a insufflé, comme à Icare, le désir de vivre le plus naïf. Le visage féminin exprime la douceur, les yeux fermés, la langueur. Ils sont encore heureux d'appartenir à la gangue. Dans leur lent éveil à la forme, ils n'ont pas encore conscience d'être séparés. (2) Icare en sombrant appartient déjà au chaos qu'il avait quitté; il a dépassé la conscience individuelle. Rodin ne raconte pas son histoire mais bien celle de la forme.


(1) Drôle de tête d'ailleurs... un front énorme et qui ressemblerait à un front d'hydrocéphale s'il n'était carré et aplati aux tempes: signe particulier des siffleurs, serpents et pamphlétaires... Sur cette tête-là, des cheveux drus, droits et noirs comme un bonnet à poil hérissé par l'électricité..." Le portait qu'en dresse Jules Vallès correspond fort bien au buste de Rodin. "A monsieur H. Rochefort, rédacteur en chef de la Lanterne", Le Figaro, 16 mai 1868.
(2) La douleur de la séparation d'avec le Tout, tout poétique, mystique, divin, inconscient, involontaire, douleur marquée par la conscience individuelle, constitue la trame essentielle de l'oeuvre d'Emile Cioran (1911-1995).

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