jeudi 26 septembre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (3)


 J. Derrida (1930-2004), prophète d'un avenir sombre, destructeur, d'un principe "indifférent au contenu" mais actif

    Les socialistes abandonneront ainsi leur programme dépassé dès l'origine, sans abandonner complètement leurs références marxistes et révolutionnaires pour passer au culte de "l'Europe". (1) On arrive désormais à cet engourdissement des années 1980 dont parle Rosanvallon, cette modernité molle déterminant les consciences, dessinant des contours négatifs à l'idée du Progrès. "Le principal est que l'Europe avance", écrivait Fr. Mitterrand dans sa lettre de campagne de 1988 avant de dresser le drapeau bleu étoilé aux côtés du drapeau national lors des voeux du 31 décembre. Face au développement du national-populisme ou national-souverainisme, traité par l'auteur, (2) le centro-centrisme européiste, tel qu'il s'est peu à peu constitué, sorte de trou noir des partis majoritaires ("l'UMPS" en son temps), se contentait de la "vision minimaliste et purement négative d'une Europe-sauvegarde dont la décomposition serait considérée comme génératrice de chaos." C'était déjà vrai avec Fr. Mitterrand ou J. Delors qui fourbissaient alors au profit de l'UE force arguments virtualo-économiques, ça l'est encore plus depuis 2017: Emm. Macron, littéraire lui aussi, se fit non-seulement élire avec des slogans complètement niais mais dès l'origine, il bénéficia de l'habitude du rejet automatisé du camp national, censé représenter l'effondrement total, le chaos général dans un monde désormais "ouvert", rejet doublé par l'attitude de Mar. Le Pen, encore arc-boutée contre l'UE et l'euro à l'époque, dans la manière philippiste. 

    Dans cette "démocratie négative" devenue systématique, la gauche s'est engouffrée, soutenant mordicus le parti euro-libéral dont elle est partie mais qu'elle combat à la fois en le fantasmant. La gauche de cette période défendit donc partout un manque ou un rejet de l'identité, n'en ayant pas elle-même. (3)

    Cette évolution qui traduit la perdition des valeurs de progrès (ou de gauche) a été traitée brillamment et profondément par PA. Taguieff mais pas directement par Rosanvallon. Celui-ci, dans un chapitre original, à tonalité littéraire,  s'étend sur une "mélancolie de gauche", fin des années 1980 dans laquelle apparaît la figure de Walter Benjamin, critique littéraire et esthétique, philosophe dont le vague à l'âme, à travers sept décennies, rejoignait celui de notre auteur: "il suffit parfois d'un mot ou d'une expression pour saisir quelque chose que l'on ressent immédiatement comme essentiel" note alors Rosanvallon pour qui, à l'époque, je suppose, "l'idée de progrès avait dorénavant déserté le monde", à peu près comme pour Benjamin au sortir de la Première guerre mondiale, "écartelé qu'il était entre les promesses du matérialisme historique auquel il aurait adhéré et un désir de fidélité aux figures plus traditionnelles du messianisme juif." (4) J. Derrida eut une autre formule peut-être pour exprimer un certain désenchantement propre à la gauche en cette période: "un monde sorti de ses gonds", empruntée à Shakespeare ("A time out of joint"), "dans lequel le renversement du nouvel ordre des choses apparaît hors de portée", poursuit Rosanvallon. Par ailleurs, "...la question travaillée dans ce texte par Derrida est celle des conditions d'une fidélité contemporaine à Marx": (5) on voit très bien alors ce qui séduit notre auteur, ancien militant de l'autogestion à la CFDT et marxiste certes mais défendant une "méthode critique ouverte", marxiste libertaire ou individualiste si je ne m'abuse.

    Il me souvient cependant que M. Onfray avait assez plus ou moins parlé de Derrida. (6) A travers le structuralisme des années 1960, terme barbare en soi, l'Idée précédait la réalité, l'essence surplombait le phénomène, un charabia abscons remplaçait tout discours humanisé donc fragile. "La vérité du monde était moins dans le monde  que dans le texte qui disait le monde" écrivait-il dans Cosmos. "La pensée occidentale dominante est souvent réaliste à défaut d'être réellement réaliste" ou, plus simplement: "Le réel n'a pas eu lieu" pour ces philosophes rive gauche et Californie. (7)

    Je ne peux s'empêcher de penser qu'à gauche, tout au moins, la négativité est productive. Dans ces conférences, J. Derrida "invitait à ne pas rompre avec la promesse révolutionnaire qui la structurait (l'oeuvre de Marx)", et, rompant avec la forme traditionnelle de l'utopie, parlait d'une "espérance messianique absolument indéterminée en son coeur", un "concept étrange" d'un "messianisme sans contenu" ou d'une "indifférence au contenu". Voilà qui sonne comme étrangement commun à notre époque. "Un messianisme sans contenu..." Dans ces moroses années 1990, l'homme n'était-il pas prophétique?  Qu'a réalisé la gauche en France, sinon exactement ce programme du vague et de l'éthéré par la méthode d'une déconstruction acharnée? Le messianisme a survécu mais sans but, attaquant tout sans raison, par  jouissance de détruire mais toujours, du reste, dans l'illusion de la vieille rhétorique émancipatrice. Un contenant sans contenu. (8) 

A suivre

(1) Mieux vaudrait-il dire en tous les cas: la CEE puis l'UE (1er janvier 1993).

(2) Il faut faire la différence entre souverainistes, arc-boutés sur les problèmes de l'UE, sur la souveraineté pure, en général pas favorables même à une remise en cause de l'immigration extra-européenne, et nationalistes, chez qui le problème identitaire est premier.  Depuis 2007, Nic. Dupont-Aignan a ajouté à son souverainisme républicaniste une dose de nationalisme, Fr. Asselineau est resté purement un souverainiste universaliste, constituant une sorte de secte internet sans relais réel; ses ambitions sont immenses: dans la manière, c'est l'anti Dupont-Aignan, sans racines, pérorant sur des problèmes abstraits. De son côté, la diva Philippot, détaché du RN en 2017 qu'il avait contribué à orienter, cumule, sans succès électoral non plus, les interventions militantes sur la base de la "liberté". JM. Le Pen n'a, quant à lui, depuis 2011 et même 2007, pas encore trouvé de successeur bien qu'il y ait de nombreux nationalistes militants.

(3) A la présidentielle de 2017, le PS faisait 6,4% au premier tour, avec Hamon, à celle de 2022, 1,8% avec Hidalgo. Bien que battu en 2017 au premier tour, l'UMP fut plus long à s'effondrer: 4,8% en 2022 avec Pécresse.

(4) Cette mélancolie concerne "des milieux intellectuels d'extrême-gauche" mais pouvait alors être plus diffuse.

(5) Spectres de Marx (1993), conférences données en Californie.

(6) Dans Cosmos (2015) puis Décadence (2017).

(7) M. Onfray parle du réalisme d'origine platonicienne, terme curieux, en effet, issu du Moyen-âge, puisqu'il évacue l'idée de la réalité pour lui préférer un monde idéal, qu'il nomme, lui, réel. Le réalisme (ou idéalisme) est donc le courant philosophique de ceux qui idéalisent complètement le monde en en séparant et dépréciant un bas-monde, sensible et empirique. Toute l'oeuvre d'Onfray quasiment est une critique de l'idéalisme, un refus radical du transcendantalisme tandis que la civilisation occidentale serait une sorte de "surenchère métaphorique".

(8) C'est certes le nihilisme millénariste dont parle encore Onfray. Le problème de celui-ci dans Décadence, c'est qu'il néantise (moralement) autant le christianisme que la décadence du christianisme (structuralisme par exemple) et ne sait sur quel pied danser. Au final, il oppose ce qu'il considère comme des fictions.

lundi 16 septembre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (2)

 


M. Rocard (1930-2016), Premier ministre de Fr. Mitterrand suite à sa réélection de 1988: "il refusera de franchir le Rubicon et d'affronter Mitterrand..."

    Notre histoire intellectuelle et politique peut se lire en effet, comme une suite au Siècle des intellectuels de Winock (1997), qui se termine précisément à l'orée des années 1980. "Curieusement donc, la progression politique de la gauche, couronnée par sa victoire de 1981, coïncidait avec le retour en force des idées de droite", écrivait Winock. Et Rosanvallon: "En ce début des années 1980, les ambitions respectives des nouveaux économistes et de la nouvelle droite avaient finalement échoué à opérer le retournement d'hégémonie qu'ils avaient projeté." (1) Il y a raccord mais pas accord puisque ce dernier reste "l'intellectuel organique" de la deuxième gauche et non un historien attaché autant aux personnages qu'aux idées comme M. Winock. Certes, il cherche le temps long mais revient toujours à son leitmotiv des années 1970, le "militantisme associatif ou syndical,  qui vise à des actions concrètes". (2) Son point de vue (d'historien-sociologue) reste donc toujours déterminé par l'opposition entre (petite) gauche et (grande) gauche, entre gauche intellectuelle et gauche d'appareil, de pouvoir, avant même les oppositions externes. Il n'en est que plus captivant.

    Aussi pour Rosanvallon une rupture graduelle et profonde se produit-elle à la jonction des années 1980 et suivantes: "jusqu'au début des années 1990, l'Europe participait par ces petites touches d'un quotidien positif." (3) - "Tout s'était passé comme si s'était formée une bulle spéculative d'espérance... J'avais alors compris qu'elle finirait mécaniquement par éclater. Ce qui ne s'est en fait opéré que sous la forme moins perceptible d'un dégonflement progressif, engendrant un scepticisme puis un ressentiment croissant qui se manifesteront pour la première fois avec éclat en 1992..." -  "Nourri par le désarroi citoyen et un sentiment de défiance croissante vis-à-vis de la capacité des partis de changer l'ordre existant des choses, l'intervention populaire s'est du même coup de plus en plus manifestée sous les espèces d'une souveraineté d'empêchement. C'est ainsi au début des années 1990 que j'ai commencé à parler de "démocratie négative."

    Très intéressant est le reproche méthodique qu'adresse P. Rosanvallon à la gauche socialiste au tournant de l'année 1983. "Pouvait-on en sortir et poser autrement la question?" juge t-il. Les socialistes n'ont alors pas assumé "la signification réelle de la cure d'austérité" décidée après une longue tergiversation mitterrandienne. A aucun moment, il n'y eut de vision associée à cette étape (qui, cependant, n'avait pas été prévue). "En fait, la gauche au pouvoir ne s'est pas expliquée, pour ne pas avoir à invalider le cadre mental qui était le sien. Elle a ainsi (...) abandonné des pans entiers de son programme sans un mot, pourrait-on dire..." - "Elle n'a pas su élaborer la distinction entre durer et gérer...", et "pas pu ou voulu devenir une véritable gauche de gouvernement", se muant "en simple gestionnaire de situations objectives." Evidemment, Rosanvallon, en rocardien, attaque le coeur de la mythologie mitterando-socialiste et sa geste empesée de "la rupture": en séparant celle-ci d'une "stratégie du changement social" qu'elle grevait sans la servir, à ses yeux, Fr. Mitterrand eut perdu son aura, mélange "d'habileté politicienne" et de "rhétorique de gauche". (4)

    Ainsi le réalisme de cette gauche critique s'oppose t-il au volontarisme verbeux (voire littéraire) du candidat socialiste. Mieux: Rosanvallon critique aussi la dérive de cette deuxième gauche dont il était partie, au sein de laquelle "la lucidité finissant par être cultivée en elle-même, sans plus être référée à des objectifs redessinés de transformation sociale et à une vision de l'avenir." Elle prit "les habits du jansénisme", oubliant " sa dimension d'utopie positive." Il eut fallu alors donner un sens "à l'idée de rupture avec le capitalisme." On voit ici en quelque sorte, la limite de l'exercice rosanvallonien; jamais comme Winock ne s'arrête t-il aux hommes, à leur humaine nature, me semble t-il. Les idées doivent se poursuivre et se concrétiser, tels des objets célestes, autonomes. Le problème, c'est qu'elles ne se concrétisent pas ou mal. Leur insertion dans le temps dépasse infiniment le coeur social de sa réflexion. Lui qui voudrait donner un sens précis, méthodique et pédagogique aux choses est dépassé par la situation philosophique de son sujet. Il est en définitive, beaucoup plus critique qu'historien.

A suivre.


(1) Nonobstant le retour de la droite en 1986 et 1993; il est vrai que celle-ci, chiraquienne ou orléaniste, est domestiquée et ne remet pas en cause, hormis une certaine dérégulation, les "acquis" socio-économiques de la gauche, peine de mort abolie, régularisations massives ou recours, là aussi massifs, à l'avortement.

(2) On pourrait dire que M. Winock est quant à lui, marqué par les luttes anciennes des républicains et libéraux, luttes livresques qu'il n'a pas connues, comme l'affaire Dreyfus. Cette distance même caractérise sa manière.

(3) Ca n'est pas ce qu'on voit, ou entend, dans le film Un monde sans pitié (E. Rochant, 1989), avec Hippolyte Girardot, justement parodié par les Inconnus. Film culte, paraît-il, il commence par une destruction en règle de tout horizon collectif pour la jeunesse. "Qu'est-ce qu'on a dans la vie?... les lendemains qui chantent, le grand marché européen? On n'a que dalle!"

(4) Les gouvernements socialistes ou sociaux-libéraux suivants achoppèrent eux aussi sur un non-dit caractérisé, un silence généralisé contredisant les vaniteuses promesses de départ: à vrai dire la même chose depuis 1997: l'afro-islamisation de la France ou babélisation ou subversion migratoire et leurs conséquences sécuritaire, judiciaire et sociale à proprement parler. La droite orléaniste de 2007 ne se saisit pas plus du problème, du reste, l'accentuant au contraire et glorifiant le "métissage". Les promesses dans ce cas sont la "société ouverte", "multiculturelle" (et heureuse), le développement économique à l'échelle de l'UE, la fluidité de l'emploi et des migrations, la survenue de l'être "anonyme et interchangeable" de M. Gauchet dans les classes supérieures et intermédiaires, salarié nomade "ouvert et tolérant": l'envers de la médaille: la communautarisation ethnique et religieuse, les menées islamiques à l'école, le retour de la guerre religieuse (djihad), la sur-délinquance chez les étrangers et immigrés, l'impotence de l'Etat à l'heure de sa marginalisation, le conformisme mondialiste à l'heure des médias hyper-concentrés... Mais Rosanvallon ne traite pas du problème, pas de façon ramassée en tous cas.