lundi 16 septembre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (2)

 


M. Rocard (1930-2016), Premier ministre de Fr. Mitterrand suite à sa réélection de 1988: "il refusera de franchir le Rubicon et d'affronter Mitterrand..."

    Notre histoire intellectuelle et politique peut se lire en effet, comme une suite au Siècle des intellectuels de Winock (1997), qui se termine précisément à l'orée des années 1980. "Curieusement donc, la progression politique de la gauche, couronnée par sa victoire de 1981, coïncidait avec le retour en force des idées de droite", écrivait Winock. Et Rosanvallon: "En ce début des années 1980, les ambitions respectives des nouveaux économistes et de la nouvelle droite avaient finalement échoué à opérer le retournement d'hégémonie qu'ils avaient projeté." (1) Il y a raccord mais pas accord puisque ce dernier reste "l'intellectuel organique" de la deuxième gauche et non un historien attaché autant aux personnages qu'aux idées comme M. Winock. Certes, il cherche le temps long mais revient toujours à son leitmotiv des années 1970, le "militantisme associatif ou syndical,  qui vise à des actions concrètes". (2) Son point de vue (d'historien-sociologue) reste donc toujours déterminé par l'opposition entre (petite) gauche et (grande) gauche, entre gauche intellectuelle et gauche d'appareil, de pouvoir, avant même les oppositions externes. Il n'en est que plus captivant.

    Aussi pour Rosanvallon une rupture graduelle et profonde se produit-elle à la jonction des années 1980 et suivantes: "jusqu'au début des années 1990, l'Europe participait par ces petites touches d'un quotidien positif." (3) - "Tout s'était passé comme si s'était formée une bulle spéculative d'espérance... J'avais alors compris qu'elle finirait mécaniquement par éclater. Ce qui ne s'est en fait opéré que sous la forme moins perceptible d'un dégonflement progressif, engendrant un scepticisme puis un ressentiment croissant qui se manifesteront pour la première fois avec éclat en 1992..." -  "Nourri par le désarroi citoyen et un sentiment de défiance croissante vis-à-vis de la capacité des partis de changer l'ordre existant des choses, l'intervention populaire s'est du même coup de plus en plus manifestée sous les espèces d'une souveraineté d'empêchement. C'est ainsi au début des années 1990 que j'ai commencé à parler de "démocratie négative."

    Très intéressant est le reproche méthodique qu'adresse P. Rosanvallon à la gauche socialiste au tournant de l'année 1983. "Pouvait-on en sortir et poser autrement la question?" juge t-il. Les socialistes n'ont alors pas assumé "la signification réelle de la cure d'austérité" décidée après une longue tergiversation mitterrandienne. A aucun moment, il n'y eut de vision associée à cette étape (qui, cependant, n'avait pas été prévue). "En fait, la gauche au pouvoir ne s'est pas expliquée, pour ne pas avoir à invalider le cadre mental qui était le sien. Elle a ainsi (...) abandonné des pans entiers de son programme sans un mot, pourrait-on dire..." - "Elle n'a pas su élaborer la distinction entre durer et gérer...", et "pas pu ou voulu devenir une véritable gauche de gouvernement", se muant "en simple gestionnaire de situations objectives." Evidemment, Rosanvallon, en rocardien, attaque le coeur de la mythologie mitterando-socialiste et sa geste empesée de "la rupture": en séparant celle-ci d'une "stratégie du changement social" qu'elle grevait sans la servir, à ses yeux, Fr. Mitterrand eut perdu son aura, mélange "d'habileté politicienne" et de "rhétorique de gauche". (4)

    Ainsi le réalisme de cette gauche critique s'oppose t-il au volontarisme verbeux (voire littéraire) du candidat socialiste. Mieux: Rosanvallon critique aussi la dérive de cette deuxième gauche dont il était partie, au sein de laquelle "la lucidité finissant par être cultivée en elle-même, sans plus être référée à des objectifs redessinés de transformation sociale et à une vision de l'avenir." Elle prit "les habits du jansénisme", oubliant " sa dimension d'utopie positive." Il eut fallu alors donner un sens "à l'idée de rupture avec le capitalisme." On voit ici en quelque sorte, la limite de l'exercice rosanvallonien; jamais comme Winock ne s'arrête t-il aux hommes, à leur humaine nature, me semble t-il. Les idées doivent se poursuivre et se concrétiser, tels des objets célestes, autonomes. Le problème, c'est qu'elles ne se concrétisent pas ou mal. Leur insertion dans le temps dépasse infiniment le coeur social de sa réflexion. Lui qui voudrait donner un sens précis, méthodique et pédagogique aux choses est dépassé par la situation philosophique de son sujet. Il est en définitive, beaucoup plus critique qu'historien.

A suivre.


(1) Nonobstant le retour de la droite en 1986 et 1993; il est vrai que celle-ci, chiraquienne ou orléaniste, est domestiquée et ne remet pas en cause, hormis une certaine dérégulation, les "acquis" socio-économiques de la gauche, peine de mort abolie, régularisations massives ou recours, là aussi massifs, à l'avortement.

(2) On pourrait dire que M. Winock est quant à lui, marqué par les luttes anciennes des républicains et libéraux, luttes livresques qu'il n'a pas connues, comme l'affaire Dreyfus. Cette distance même caractérise sa manière.

(3) Ca n'est pas ce qu'on voit, ou entend, dans le film Un monde sans pitié (E. Rochant, 1989), avec Hippolyte Girardot, justement parodié par les Inconnus. Film culte, paraît-il, il commence par une destruction en règle de tout horizon collectif pour la jeunesse. "Qu'est-ce qu'on a dans la vie?... les lendemains qui chantent, le grand marché européen? On n'a que dalle!"

(4) Les gouvernements socialistes ou sociaux-libéraux suivants achoppèrent eux aussi sur un non-dit caractérisé, un silence généralisé contredisant les vaniteuses promesses de départ: à vrai dire la même chose depuis 1997: l'afro-islamisation de la France ou babélisation ou subversion migratoire et leurs conséquences sécuritaire, judiciaire et sociale à proprement parler. La droite orléaniste de 2007 ne se saisit pas plus du problème, du reste, l'accentuant au contraire et glorifiant le "métissage". Les promesses dans ce cas sont la "société ouverte", "multiculturelle" (et heureuse), le développement économique à l'échelle de l'UE, la fluidité de l'emploi et des migrations, la survenue de l'être "anonyme et interchangeable" de M. Gauchet dans les classes supérieures et intermédiaires, salarié nomade "ouvert et tolérant": l'envers de la médaille: la communautarisation ethnique et religieuse, les menées islamiques à l'école, le retour de la guerre religieuse (djihad), la sur-délinquance chez les étrangers et immigrés, l'impotence de l'Etat à l'heure de sa marginalisation, le conformisme mondialiste à l'heure des médias hyper-concentrés... Mais Rosanvallon ne traite pas du problème, pas de façon ramassée en tous cas.

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