samedi 10 août 2019

Le musée du quai Branly


Le musée côté quai

Une autre étape de mon séjour parisien, une autre nouveauté: le musée du quai Branly que je désirais voir depuis son ouverture, en 2006. Comme on sait, Jacques Chirac en fut l’ardent promoteur, lui que l’Europe ennuyait, que l’Asie fascinait comme Nicolas Bouvier.

Pendant cette semaine de canicule, j’échappais à la foule stupide venue s’agglutiner par milliers sur le Champ-de-Mars, devant le mur de verre qui entoure la tour Eiffel et désormais remplace nos frontières. Par bonheur, le musée reste semi-confidentiel; je n’aime rien tant que les petits musées de province vides. La grande vision de J. Chirac est restée celle d’un homme seul.

Le musée s’insère dans le quartier, sans y avoir tout chamboulé. Il n’y a pas de façade sur le quai à part un stupide mur végétal, limité, qui ne vieillira pas. La haine du mur continue de posséder les architectes. Ils en reviendront bien un jour. Jean Nouvel, encore lui, a conçu un musée-jardin, un musée qui certes ne se caractérise pas par un axe ou une façade mais comme une circulation, une déambulation, un tournoiement. On passe sous le bâtiment principal qui ondoie d’ouest en est, on fait le tour de piliers de diverses tailles pour mieux aller d’un côté du jardin à l’autre, on n’aperçoit du musée que des parallélépipèdes colorés sortis du mur en hauteur, mur de verre strié d’entretoises: couleurs ocres et terres en abondance. Là aussi, le mur en soi est détruit, nié, vilipendé. Le plafond de ce passage central est presque un objet d’art; la ligne claire le rebute. C’est plus une caisse volumineuse, une coque, une enveloppe décidée par les circonstances. Sa fonction doit être cachée.



Le passage, un restaurant et plus loin, la rue de l’Université


On monte doucement vers la librairie et l’entrée

On monte doucement en effet, après le passage, vers l’entrée, suivant une forme blanche arrondie croissante en horizontalité, peut-être là aussi une forme naturelle. L’entrée n’a rien de spectaculaire; reléguée dans un petit côté, elle permet de parcourir le bâtiment dans toute sa longueur ou presque.

L’aventure commence à l’intérieur! Bien que j’aperçoive plusieurs directions, une curieuse rampe attire mon attention, qui serpente depuis le sol jusqu’à un sommet indéfini: c’est là qu’il faut aller. Cette rampe sinueuse, animée par une projection continue et mouvante des différents noms de peuples représentés, m’entraîne lentement à l’intérieur; dès le départ, une sensation étrange quoiqu’agréable s’installe. Ce musée ne ressemble à aucun autre. Dans la pénombre, en hauteur changeante, on distingue diverses parties, des gens en bas, une réserve sous verre: a-t-on pris la mauvaise route? Je continue, attiré décidément par la longue sinuosité de cette immense tapis presque volant.

J’arrive enfin au niveau des collections, à peu près au milieu de celles-ci, me dis-je. La dernière partie de la rampe est la plus sombre: dans ces conditions, le visiteur européen, habitué à penser les choses plus ou moins abstraitement, se voit dépouillé de sa prérogative. Le musée est comme un être organique: on s’y déplace d’abord par les sens. Au sortir de la rampe, je suis à un carrefour; l’Afrique me semble être à gauche. Je distingue le passage vers l’Amérique. Mais c’est l’ancien musée des arts africains et océaniens que je voudrais découvrir avant tout; je ne l’ai pas connu.



Le plateau des collections, au sortir de la rampe

Alors je prends à droite où se dressent d’inquiétants ou de curieux totems. A cette époque, les plus grands étaient réunis à cet endroit. Pendant quelques minutes, je restais plongé dans un pur ébahissement, ne connaissant pratiquement rien à ces arts. On ne sait comment nommer ces choses qui sortent du cadre de nos habitudes; la sculpture est surtout présente bien qu’elle soit gravée, liée, peinte, ajourée, mélangée à des matières textiles. Les masques sont déroutants, envoûtants: ces grands yeux explosés... Ils n’ont pas d’expression. Ils englobent le monde alentour. Ils sont la Nature même, dans ses forces brutales, ce qui plaisait sans doute à l’européen cynique et désabusé J. Chirac. Partout l’homme est en contact avec la Nature. Il est animalisé ou même il est la Voix de la Nature.

"Art primitif, art tribal": ces expressions conviennent parfaitement à des populations qui non seulement ont régénéré l’art européen académique du début du XXe siècle mais n’ont pas eu la distance nécessaire pour conceptualiser les choses de la Nature; elles sont restées mentalement préhistoriques. Ce qu’on voit dans ces représentations humaines à foison, c’est que l’homme y reste flou, présent comme le requin ou le chien, présent à la Nature, comme un être parmi les autres, inconscient de son autonomie, innocent de son pouvoir prométhéen. Il est ce que dit Homère des guerriers troyens qui "vont, pareil à la bourrasque déchaînée par les vents farouches", bourrasque qui "vient s’abattre sur la terre, pour aller ensuite, dans un fracas prodigieux, se heurter au flot marin..." L’homme est le jouet de la Nature et des puissances divines; il tire toute sa force de tous les liens qui le rattachent à la terre, la mer, aux puissances occultes. Il n’en demande pas plus.



Art tribal: l’homme est partout présent mais comme décor, pas comme sujet


La figure humaine n’est jamais naturaliste

Yeux ronds énormes, yeux sombres perforés, nez aquilin ou plat, bouche fendue ou inexistante, visage anthropomorphe sans corps, la figure humaine n’est jamais naturaliste. Puisque l’homme ne se conçoit pas lui-même comme un être original dans la Nature, il ne saurait avoir une nature propre et se représenter dans son originalité, son individualité. Il est hors de l’histoire, dans une Nature éternellement présente; sujet de la Nature, il est aussi sujet du Temps. Il est amusant de constater l’attirance du néo-révolutionnaire en chambre J. Chirac, faux conservateur en France, pour ces cultures résolument conservatrices, qui ne connaissent que la pensée mythique, le retour éternel du même temps, qui ne conçoivent aucun progrès humain dans le Temps, aucune histoire individualisée, qui vivent sous la coupe d’une morale mythique et religieuse. Pusillanime en France, J. Chirac avouait ses vraies inclinations par le détour du banal ethnomasochisme blanc. N’y a t-il pas d’ailleurs chez les bobos fascinés par l’ailleurs et les cultures les plus primitives, un dégoût de la pensée rationnelle et scientifique, du progrès des techniques, un rejet du poids de l’histoire individualisée, de la conscience humaine? Autre temps, autres moeurs; les ancêtres idéologues de ces bobos fatigués appelaient au progrès technique, à l’émancipation humaine universelle, à l’instruction...

La plupart de ces objets sont de fabrication récente: XIXe ou XXe siècle. Seuls les Européens les ont considérés comme des oeuvres d’art; pour leur auteurs, ils n’étaient qu’une production artisanale réplicable à l’infini dans le temps, dans le temps qui justement n’a pas de sens dans la conscience. Le temps est le même aujourd’hui ou il y a dix mille ans pour eux. L’objet n’a, encore là, pas de fonction autonome; il ne signe pas la qualité de l’auteur ou l’originalité humaine. Il signe la voix de la tribu, le rapport aux morts, aux ancêtres, l’appropriation d’une force, l’atténuation du sort.

Je suis passé à l’Afrique, délaissant volontairement l’Asie et pour finir, je suis passé rapidement par la collection américaine. C’est encore une fois, le musée des arts africains et océaniens que je voulais visiter. Le musée reflète l’époque post-européenne, post-classique que nous vivons, promeut l’idéologie globaliste et relativiste sur fond d’ethnomasochisme européen et rejette carrément la distinction qui ne peut être rejetée entre préhistoire et histoire, entre l’inconscience mythique et la conscience douloureuse de l’individualité humaine. Or les cultures précolombiennes ont franchi ces étapes vers l’individuation, avant l’arrivée des Européens: en témoigne l’écriture apparue chez les Olmèques, avant notre ère, en témoigne le naturalisme de la figure humaine dans cette céramique mochica (lèvres épaisses, yeux cernés, nez épaté):



Vase-portrait mochica, Nord-Pérou, 100 av. - 600, coll. partic.

Comparons-la avec ce masque africain du début du XXe siècle, ramené de Côte-d’Ivoire, présenté au musée:




La différence saute aux yeux: l’artiste africain, bien qu’il exprime certains traits anthropomorphes et culturels propres à son peuple (narines écartées, bouche charnue, touffe de poils au menton, rangs de perles boursouflées dans la peau), ne veut pas représenter fidèlement la figure humaine. Il allonge le visage vers le bas, l’ouvre vers le haut, étire démesurément les paupières, réunit arbitrairement nez qu’il a pincé et sourcils. Profondément abstrait parce que lié à une mesure du temps qui n’est pas humaine, l’art africain ou l’art primitif en général devait ouvrir les voies de l’abstraction européenne, qui elle, par contre, s’est fourvoyée dans des limites de temps de plus en plus courtes, pratiquant l’accumulation et la confrontation, pas la continuité et la répétition.


P. Picasso, les demoiselles d Avignon, 1907, fait à Paris, cons. à New-York

Les Demoiselles d’Avignon par Picasso, ou l’instantané artistique d’un bordel, fut le manifeste, comme on dit, du cubisme, la traduction surtout, inspiré par les masques africains, de la décomposition ou déstructuration de la figuration académique telle que pratiquée depuis la Renaissance, figure proche de la nature à trois dimensions dans une perspective rationnelle que l’impressionnisme encore essayait de maintenir. Ici, la perspective droite n’importe plus, les plans sont mélangés, s’enchevêtrent ou s’entrechoquent, les lignes de fuite proviennent de l’intérieur du tableau et non plus du point de vue extérieur. A remarquer: ce n’est pas ce qu’essayait de faire l’artiste primitif qui ne considérait pas que la tradition pût être dépassée. L’asymétrie, la rudesse des formes et la pauvreté apparente du trait mettent à bas tout l’édifice renaissant et également, la place de l’homme européen, place harmonieuse et dominante dans un monde ordonné. 

Il y a des traits primitifs dans toutes les civilisations conservatrices par nature, qui n’imaginent pas dépasser la cause des ancêtres; la Chine par exemple. Mais celle-ci, comme d’autres en Asie était parvenue dès l’Antiquité à un degré de civilisation, de complexité sociale et technique sans commune mesure avec les peuplades africaines et océaniennes, dont certaines ne connaissaient encore au XIXe siècle qu’un mode rudimentaire d’agriculture et pas même l’écriture. (1)

Il est beaucoup plus logique et pertinent de rendre hommage à des cultures résolument préhistoriques et primitives, (2) disparues depuis mais vivant d’ailleurs encore dans le prestige de leur antique production artisanale que d’amalgamer ensemble des aires de civilisations à la fois préhistoriques et historiques, primitives et sophistiquées, sous prétexte de remords occidental. Ces cultures ne sont pas premières dans le temps (Lascaux ou la Grèce sont bien plus vieilles) et elles ne furent réellement distinctives que par leur durable caractère primitif, mythifié et abstrait.


(1) Il en va de même de certaines tribus purement préhistoriques de l’Amazonie profonde.
(2) Comme on le fait pour les Celtes en Europe, nomades portés à l’abstraction figurative.

jeudi 18 juillet 2019

La Conciergerie: une déception


Les tours de César et d’Argent sur le quai de l’Horloge (pers.)


La rue de Lutèce donnant sur le Palais de Justice (pers.)

J’ai redécouvert Paris ce mois-ci, pour quelques jours: Paris la crasse, Paris la pisse, Paris multiculturel et Paris mondialisé, Paris du tourisme de masse sur le Champ-de-Mars transformé en bunker mais aussi Paris magique, un certain Paris éternel qui survit. On a nettoyé pas mal de monuments, tels le dôme des Invalides ou la Conciergerie, du moins le quai de l’Horloge. Le quai est beau, avec ses tours médiévales, ses ailes néo-gothiques, aussi la rue de Lutèce si l’on ne tient pas compte de la file de clandestins qui tôt le matin va chercher des papiers à la Préfecture, la façade du Palais place Dauphine, plus longue qu’imposante pour la petite place. Voir le parvis de Notre-Dame bloqué, les squares côté rive gauche fermés et la cathédrale sans son toit et sa flèche fait mal. N’empêche, les ponts sont superbes dans la lumière matinale (surtout le pont Notre-Dame et le pont d’Arcole) comme le Tribunal de Commerce dont on n’a heureusement pas décidé le déménagement. L’Hôtel-Dieu, d’inspiration renaissance, serait un monument agréable à voir comme d’autres après un bon nettoyage. Depuis combien de temps renettoie t-on les bâtiments publics afin que la pollution se redépose dessus?

Je m’égare et reviens à la Conciergerie, que je n’avais jamais visitée. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Par le boulevard du Palais dont les platanes cachent toute façade, on entre directement dans la vaste salle basse du XIVe siècle. Je sais que les préposés aux billets comme les gardiens ne savent jamais rien; j’ai quand même demandé à la billettiste si la visite de la Grant’chambre était prévue. Elle m’a envoyée vers la documentation. J’aurais dit: Première chambre du TGI, le résultat eût été le même. En somme, je resterai au niveau du sous-sol. Ni la salle haute dite salle des Pas-perdus ni cette fameuse salle à l’étage qui accueillait les audiences du Roi en son parlement puis le Tribunal révolutionnaire ne sont visibles alors même que le personnel judiciaire est parti vers les Batignolles...

La salle basse ou salle des Gens d’armes servait à l’Hôtel du Roi, de réfectoire au personnel royal tandis que la Grand’salle, celle d’en haut accueillait banquets officiels et fastueux; puis ce gigantesque sous-sol fut cloisonné. On visite encore les cuisines royales (v. 1353), pièce carrée superbe à quatre travées entrecroisées, cantonnée de cheminées dont le linteau porte un étrésillon vers le pilier le plus proche. Tout y est harmonieux. Je n’ai pas fait attention aux traces de fenêtres ogivales sur tous les murs; cette pièce n’était pas enfouie comme aujourd’hui, exceptée les deux ouvertures du quai. Elle supportait également des cuisines supérieures, chacune étant destinée à la salle qu’elle desservait. Pour aller à la salle des Gardes, il faut monter quelques marches vers la rue de Paris, soit la travée la plus occidentale de la salle basse, surélevée au niveau de la salle des Gardes. Une librairie s’y trouve, dans le passage vers le couloir des Prisonniers. Les quatre baies ogivales donnaient autrefois sur la cour des Hommes, lieu de détention masculin, à l’ouest.

Du temps de Philippe le Bel lui-même, mort en 1314, on construisit à des niveaux différents, en témoigne cette salle gothique plus proche de la Seine qui logiquement devrait débuter la visite. Mais là encore, on ne voit ni la petite cour qui donne sur le quai ni ne monte t-on dans l’une des deux tours, voire les deux qui sont d’époque philippienne; pourquoi ne se promène t-on pas de la tour d’Argent à la tour Bonbec, qu’édifia moins haute saint-Louis? C’était en sens inverse l’itinéraire des prisonniers de la Terreur, en route pour leur condamnation dans l’ancienne Grand’chambre. Fouquier-Tinville puis le Directeur de la prison au XIXe siècle, avaient chacun leur bureau dans la tour de César. Le prince Louis-Napoléon, après sa tentative de coup d’Etat manquée, fut incarcéré dans cette même tour en 1840. Il y a de quoi imaginer, reconstituer, rechercher...

Mais on ne reconstitue plus, on n’imagine plus rien. Passé la rue de Paris et sa librairie où tout est cher, fatalement, on accède au couloir des Prisonniers, aux salles révolutionnaires, la partie la plus infime de la Conciergerie mais la plus intense. Les trois petites pièces du couloir, fermées par des cloisons de bois, reconstituaient arbitrairement mais avec un certain piquant différentes étapes de la vie du prisonnier type de cette époque: la (petite) salle du Greffe, tout de suite à droite, se trouvait en réalité au-delà du couloir, à gauche, puisque les prisonniers entraient et sortaient par la cour du Mai. On n’y voit plus que quelques bibelots sur une table ou accrochés au mur, un costume, un registre, une corbeille remplie de mèches de cheveux par exemple dans la salle de la Toilette, un fusil ou deux pendu au mur. Où sont passés les mannequins?

Je suis allé au bout du couloir direction la cour du Mai avant de monter à l’étage où un second couloir se superpose au premier. Ultime déception: outre l’aveuglante "salle des Noms" qui ne présente guère d’intérêt au visiteur en goguette, le couloir proprement dit aligne trois cellules qui autrefois représentaient les inégales conditions des détenus, des pailleux à l’aristocrate en bas de soie, un livre en main, mangeant à table: mais il n’y a plus rien, ni paille, ni mobilier ni miséreux ou aristocrate! La rue de Paris, du nom plaisant du bourreau, recevait également des pailleux.



L’Appel des dernières victimes de la Terreur, par Ch. Müller (1850)

Reste la singulière oppression de ces murs épais, des lanternes coniques aux murs peut-être (je les retrouve dans un guide), le culot d’une tourelle médiévale externe à la Grand’salle, curieusement visible à la fois dans une cellule et de l’autre côté, dans la salle où aboutit le couloir d’en bas, une antichambre au Préau des hommes transformée en halte audiovisuelle. L’émotion ou l’histoire vous saisit enfin, en entrant dans la chapelle des Girondins que j’ai atteinte directement depuis le second niveau. Ancien oratoire du Roi, planté à l’arrière de son logis, la chapelle avait été refaite après un grand incendie en 1776, comme Paris en a connu tant. Face à l’afflux des prisonniers, la chapelle devint prison en 1793: c’est là que les idiots de Girondins ont été enfermés avant leur raccourcissement, le 31 octobre. Ils ont alors partagé un banquet funèbre et fameux, comme de coutume en la circonstance, avec la dépouille d’un des leurs, prématurément suicidé. Quelques tableaux aux murs relatent cette geste pompeuse mais j’étais alors absorbé par la pensée de la Reine. Du moins, l’Appel des dernières victimes de la Terreur de Charles Muller (1850) possède l’ampleur du souffle historique requis, en ne négligeant pas les détails angoissants; le poète André Chénier, seul, sur sa chaise, au centre, flétrissant ses dernières notes, la horde des condamnés, gesticulante ou abattue, enfermée par de hauts murs sombres, illuminée de façon mystérieuse. Un drapeau français, déchiré au bord, flotte comme une menace. Cependant, ces murs ne sont pas ceux de la Conciergerie mais ceux de la prison... Saint-Lazare, disparue. (1)



La dernière communion de la Reine (1817) par Martin Drolling


L’ex-cellule reconstituée de Marie-Antoinette

On vient à la Conciergerie pour se rapprocher de Marie-Antoinette, la "voir", partager un peu de son destin tragique ou retrouver la ferveur participant de son quasi-culte. Je n’ai pas failli à la règle. L’abside de la chapelle constitue en quelque sorte la chapelle expiatoire de son crime, formé en coude. Constituée en 1815 à la demande du roi restauré Louis XVIII, c’est curieusement la pièce la plus authentique de la visite puisque tout y est d’époque, à l’exception du sol. Ici, les murs ne sont pas nus mais imprégnés de douleur, de désespoir et des dernières forces d’une reine bafouée. Le tableau de Martin Drolling (1817), La Communion de la Reine dans sa cellule de la Conciergerie, rend parfaitement compte de l’atmosphère mystique de la Restauration avec la présence probablement fantaisiste de deux gardes armés en prière comme la Reine; on y reconnaît les tomettes disposées en chevrons comme aujourd’hui, le sanctuaire ayant été disposé en partie sur le dernier cachot de la Reine. (2)

Bien qu’oppressante elle aussi et hérissée de herses, la cour des Femmes, qui constituait la promenade ordinaire des prisonnières, soulage après une telle immersion. On y voit une fontaine en demi-cercle où celles-ci lavaient leur linge puis une table ronde de pierre sur laquelle elles mangeaient, par beau temps. La petite cour triangulaire des Douze, derrière une grille rappelle les massacres de Septembre (1792) ou les charretées de douze, prêtes à être envoyées à l’échafaud.

Naïvement, je m’attendais à voir une guillotine complète mais dans la dernière salle visitée, je n’ai vu qu’un morceau costaud de porte avec verrous, différentes clés maousses et je ne sais quoi d’autre. (3) Je ne savais pas alors que j’étais dans la soi-disant cellule reconstituée de Marie-Antoinette, elle aussi vidée sans raison... (4)

(1) La Conciergerie possède normalement une réplique du tableau conservé à Vizille.
(2) L’autre partie correspond à l’ex-cellule reconstituée de Marie-Antoinette et comprenait aussi bien ce cachot qu’une infirmerie, pense t-on où Robespierre aurait été déposé avant de partir en charrette.
(3) La dernière guillotine ne se visite pas à la prison de Fresnes. On peut cependant voir des "bois de justice" à Marseille.
(4) Ces reconstitutions dataient de 1989.

dimanche 31 mars 2019

Le nouvel Art Nouveau

Quantité d’illustrations d’un nouvel Art nouveau sont apparues ces dernières années, du moins en architecture: les plus récentes sont le Musée national du Quatar par Jean Nouvel qui s’inspire de la rose des sables et la Ruche ou le Vaisseau (Vessel) du designeur britannique Th. Heatherwick à New-York, dans un ensemble rénové, qui lui, s’inspire de la structure interne des ruches, faites d’alvéoles hexagonales.

Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est l’imbrication de la déconstruction architecturale, pratiquée et prisée depuis quelques décennies dans un sens post-moderniste, comme on dit, (1) avec l’éclosion depuis quelques années d’un style fondé sur la copie de la Nature: on a là, selon moi, une porte de sortie fatale car l’architecture post-moderne, qui est plus une philosophie qu’un style, n’a plus rien à dire. Déconstruire les bâtiments, rejeter la structure dans sa continuité, c’est bien beau mais ça ne mène à rien sinon au musée de Bilbao ou au Walt Disney Concert hall de Los Angeles (Frank Gehry). L’étape suivante ne peut être qu’une réévaluation et un redéploiement de la structure. Jean Nouvel, 73 ans, par exemple illustre à merveille mon propos, lui qui a livré ce mois-ci à la fois un immeuble d’habitation déconstruit à Lyon et le nouveau musée national du Quatar, inspiré d’une forme naturelle désertique.





La tour Ycone à Lyon

P. Mondrian (1920)


Dans le Deuxième arrondissement de Lyon, au sud de la presqu’île qui longtemps avait servi de gare de triage, de marché de gros et de berge à l’autoroute A7 et, qui à présent est gentrifié par le passage d’un tramway ou l’installation de l’hôtel de Région, (2) la tour Ycone est une tour d’habitat qui donne la curieuse impression de se volatiliser. Jean Nouvel utilise encore le vocabulaire de la déconstruction mais il n’a plus les moyens, la fantaisie ou l’envie, donc il n’invente rien. Son building est en fait faussé par un revêtement compliqué , une sorte de grille d’aluminium ponctuée de panneaux et de vitres, où joue la couleur et cette grille s’ouvre à partir des derniers étages. L’impression est complète avec deux grilles supplémentaires d’inégale surface, affrontées, sur le toit: on dirait alors que l’immeuble vibre naturellement et commence à s’ouvrir par le toit. Architecturalement, c’est une tour dont les murs sont cachés; plastiquement, c’est proche de Mondrian. Théoriquement, Jean Nouvel ne sait pas trop quoi faire d’autre avec sa tour déconstruite que d’imiter la Nature, soit l’éclosion d’une plante ou d’une fleur.

                                                                             


Inauguration le 27 mars

Le même architecte assume le passage au naturalisme à Doha, capitale du fameux Quatar, devenu (petit) pays des rêves et du capitalisme sauce arabique. Le gigantisme est à l’oeuvre pour cet architecte consacré aussi connu que Frank Gehry ou Ieoh Ming Pei. Toute la région attire les créateurs et entrepreneurs occidentaux. (3) Face au front de mer, le golfe Persique, le bâtiment s’étend sur 350 mètres du sud au nord autour d’un monument historique qui termine la Vieille ville (médina) à l’Est, un ancien palais cheikhien qui, de fait, est intégré à la visite. Une autoroute urbaine cerne le site puis un "lagon" avec jets d’eau, du français JM. Othoniel. L’ensemble du site est conçu comme un jardin par un autre français, Michel Desvigne, le bien-nommé.

La Rose des Sables (qui ne se mange pas) est elle-même décomposée; elle aurait reçu un sérieux coup et ses pétales pétrifiées se seraient dispersées. Ou alors est-elle enfoncée en partie dans un sable de béton imaginaire. Ce sont ces pétales qui forment le bâtiment proprement dit, en forme de disques de béton fixé sur ossature d’acier s’entrecoupant dans le désordre (115 000 m2 de béton). "C’est une volonté de créer des contrastes, des surprises", à l’extérieur comme à l’intérieur, comme dit Nouvel. "Vous pouvez passer ainsi d’une salle assez haute barrée par un disque en biais, à une autre avec une intersection beaucoup plus basse. Cela crée quelque chose de dynamique, une tension." (4) La déconstruction est achevée, jusque dans la structure mais elle n’a plus d’objet. "La dynamique, la tension" ne sont pas créatrices d’un ordre artistique inédit comme avec Mondrian mais sont soumises désormais à un nouveau naturalisme. La Rose des Sables commande tout.




J. Nouvel va jusqu’à donner une texture naturaliste à ses disques parcourus de nervures quoique la rose des sables ne présente pas ces nervures mais des lignes de déclinaison minérale et une patine rugueuse et constellée d’éclats. (5) N’empêche, de loin, l’impression minérale se renforce. Les antres que provoquent la coupure de ces disques deviennent des vitres, elles-mêmes animées de nervures. La couleur du béton, elle, est celle du sable.

Difficile du reste de se faire une idée de l’intérieur, par manque de photos adéquates. Mais les Quataris sont ravis!



Structure croissante et reflets cuivrés 


Le complexe organique du Poumon géant


Vue verticale: le haut semble alors plus étroit que le bas


Enfin, un dernier projet, à New-York, récemment dévoilé aussi, montre parmi d’autres la voie retrouvée du naturalisme. C’est tout un quartier dans ce que les new-yorkais appellent Midtown, à peu près au centre-ouest de Manhattan, sur les bords de l’Hudson; ce quartier est le plus grand projet immobilier jamais réalisé aux Etats-Unis, composé de gratte-ciels pour ne pas changer et surtout d’une structure originale de quinze étages seulement, située aux abords de la Onzième avenue et temporairement appelée le Vaisseau.

Cette construction est franchement déroutante. En fait de Vaisseau, on dirait plutôt un Poumon géant, un genre de structure organique constituée d’une armature régulière dont le rayon augmente à la verticale (46 mètres au sommet). C’est à l’intérieur en vérité que la forme d’alvéoles apparaît de même que la vue verticale laisse poindre le haut des gratte-ciels environnants. Curieusement, d’ailleurs, cette vue par le bas annule l’effet de croissance oblique de l’édifice.
Toute la structure est composée d’escaliers, c’est même son unique fonction; escaliers joints par des seuils formant les côtés horizontaux des alvéoles. C’est donc une pure fantaisie naturaliste. (6) On peut également monter rapidement par ascenseur, la vue en mouvement à travers les alvéoles étant probablement la plus excitante. Tout en haut, on évolue donc d’escalier à seuil même si la petitesse du bâtiment n’offre pas des vues aussi larges que le sommet des gratte-ciels. Celui de l’Empire State building avec sa flèche apparaît à l’est. Il n’y a que l’Hudson, vaste étendue morne qui apparaisse clairement à l’ouest ainsi que le triage immense de la gare de Pennsylvanie. Mais dans une phase ultérieure, si ce côté ouest est bouché par de nouveaux buildings, l’intérêt du Vaisseau serait moindre.

Enfin, le soir peut-être, les reflets du soleil couchant (sur l’Hudson) donnent à la ligne métallique cuivrée de cette oeuvre fantasque, la couleur du miel. Sorte de non-architecture ou de pur essai, ce serait comme un "meuble" reconnaît un des concepteurs, qui n’a pas encore trouvé sa fonction. La meilleure vue selon lui serait purement interne; mais ce petit jeu me semble limité...


(1) Exemple lointain: le centre Beaubourg par R. Piano et R. Rogers (1977) qui repose sur l’externalisation des conduites techniques, aussi des voies d’accès verticales; le mur, la structure portante est ainsi caché, nié, décomposé.
(2) Région double comme on sait: Auvergne et Rhône-Alpes. Mais l’Auvergne redeviendra autonome, foi de bougnat!
(3) Ieoh Ming Pei est l’auteur du Musée d’art islamique dans la même ville, à quelques encablures de là et Jean Nouvel a déjà réalisé l’année dernière le Louvre-Abou Dhabi dans l’Etat concurrent des Emirats, plus au sud du golfe.
(4) Connaissance des Arts, avril 2019.
(5) Le Moniteur avance le chiffre incroyable de 539 disques. N’y a t-il pas une erreur?
(6) A 150 millions de dollars.

dimanche 3 mars 2019

Un nouveau pavillon d’entrée pour le musée de Cluny


vue depuis le départ de la rue du Sommerard avec les thermes à gauche



entrée du pavillon et bâtiment XIXe rénové



la façade latérale en détail: claustras et plaques d’aluminium

Par hasard, je suis tombé sur la nouvelle, plus vraiment nouvelle, que le musée du Moyen-âge à Paris ou musée de Cluny, au croisement des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, était en travaux. De fait, les Thermes gallo-romains qui font en partie l’intérêt de ce lieu (Ier siècle de notre ère) ont été restaurés et un pavillon moderne construit, conduisant aussi bien à la visite des Thermes que du musée, sis dans le charmant hôtel de Cluny et sa décoration gothique flamboyant (fin XVe siècle), résidence autrefois des abbés de Cluny.

Pour autant que je m’en souvienne, l’entrée se faisait auparavant par la rue du Sommerard, à travers un porche médiéval aux angles arrondis donnant dans la cour. Un mur crénelé cache en effet cette petite cour qui donne toute la mesure de la décoration médiévale: voussures pincées des portes donnant sur un développement floral, colonnettes finement ouvragées, fenêtres à meneaux encadrées par d’étroites voussures droites se croisant aux angles, cernées encore au-dessus par une moulure en forme de grecque, balustrade à motif végétal ajouré, lucarnes à pignon et pinacles. Certes, au départ de la rue du Sommerard, il y avait les Thermes d’un côté, une cour reposant sur un soubassement antique et un bâtiment XIXe en briques imitant les thermes, pas terriblement engageant. Le pavillon est donc venu sur la cour provoquer l’intérêt du passant.

Inauguré en juillet dernier, le pavillon en effet ne semble pas évident. On se demande: Qu’est-ce que c’est? C’est une surface à deux pignons, brun métallique, sans cohérence symétrique, avec des ouvertures brutes verticales, toutes voilées et grillagées sauf une, près de la rue. Pas de séparation, pas de moulure, pas de corniche ni de volets. Au rez-de-chaussée, si lon veut, une grande vitrine suivie dune porte brute elle aussi donnent sur une rampe daccès aux Thermes par lextérieur mais à vue de piéton, lensemble également est voilé par lantique grille de la rue. On pourrait dire alors que la discrétion, le désordre apparent, la timidité des lieux attirent le passant.

L’architecte Bernard Desmoulin, dans la cinquantaine, ne semble pas très original; comme d’autres, il privilégie la lumière, la dématérialité et même la déconstruction esthétique, la matière brute. La matière recule pour mieux se faire voir comme les panneaux métalliques désordonnés qui composent la façade latérale. "Une sorte de patine" explique t-il. Lensemble est, cest vrai, étonnamment intégré à son environnement, en tous cas sur les photos et cest peut-être ça, la réussite de lentreprise: une architecture déstructurée mais qui ne choque plus, ne revendique rien, une architecture qui se voudrait presque comme la continuité sculptée ou esthétique de lensemble environnant. (1) Finalement, à force de déconstruction, larchitecture retrouverait son sens dans le pur décor architectural.

Il se pourrait aussi qu’il y ait des effets lumineux sur la surface, chose que j’apercevrais uniquement sur place. Lorsqu’on approche l’oeil, sur les photos en tous cas, le soi-disant grillage en aluminium est un claustra qui reprend le motif végétal de la balustrade de la cour. Leffet intérieur doit être saisissant. Le ton brun, la surface burinée des plaques métalliques poursuivent la décoration par paires dassises alternativement ocre et brune des vieux thermes, comme si dailleurs, ces plaques de taille et de forme diverses étaient la représentation grossie dune seule couche de briques. Le souci environnemental au sens architectural, invoqué depuis de nombreuses années, a donc ici été pleinement pris en compte.

La fameuse tenture de la Dame à la licorne (déb. XVIe s.) est présentée dans le pavillon en attendant la réouverture du musée lui-même dont on change laménagement. Enfin on réaménage aussi le jardin côté boulevard Saint-Germain pour une réouverture en 2020. Affaire à suivre.


(1) à l’inverse du musée du quai Branly, par exemple (Jean Nouvel, 2006).

dimanche 24 février 2019

La Mule (Eastwood)



Dans cet article, des éléments importants du film sont dévoilés.

Earl Stone a l’âge d’Eastwood, fatalement. A 88 ans, Eastwood réalise encore deux films et j’ai vu la Mule. Peut-être qu’il ferait bien de sarrêter, qu’il a tourné assez de chefs-d’oeuvre comme ça; j’ai trouvé que la Mule était un petit chef-d’oeuvre de plus.

Lhistoire est simple: un papy horticulteur qui ne sest jamais vraiment occupé de sa famille est abordé par un quidam, sorte de Mexicain alors quil quittait la famille justement, poussé par son ex-femme vindicative (Dianne Wiest, que jai vue plusieurs fois dans des films dAllen). La propre fille dEastwood joue la fille dEarl qui ne peut plus le voir en peinture, même à ses fiançailles. La petite-fille est plus conciliante.

Le pauvre vieux navait pas dargent pour garder sa maison et son entreprise; elles ont été hypothéquées. Earl qui a été bavard à cette partie a attiré lattention du péon; il lui laisse un numéro, lui propose un boulot simple de conducteur privé, des hauts revenus. Earl a un vieux piqueupe Ford, large et spacieux. Il na jamais eu d’accident, pas eu de contravention.
Earl ne met sans doute pas longtemps à comprendre quil met les pieds dans la mafia, dans la drogue. Le premier contact avec les Mexicains se passe à lintérieur dun garage: il est reçu avec son piqueupe par trois gaillards tatoués et surarmés. Plus jeunes, ils se moquent du vieux en lui tendant un portable. Earl se fout dinternet et du portable doù viennent d’ailleurs quelques répliques savoureuses.

Le film est assez voltairien, ce qui n’était pas forcément le cas du type dont lhistoire sinspire. Earl est un homme de devoir: il est parti à la guerre il y a longtemps, il sest consacré au travail. Il a délaissé sa famille. On a là les deux valeurs phares de la société américaine; Eastwood montre avec brio quelles sont difficilement compatibles. Au long du chemin, il y a forcément de la casse.

Plaisir de conduire ou plaisir de gagner de largent, Earl retrouve la santé. Il peut ravoir sa maison, payer les études de cosmétologie de sa petite-fille, sauver le local des vétérans de la guerre de Corée. Dhabitude, il est charmeur, séducteur, distrait, en fait passionné par ses plantes. Face aux truands, il prend la vie du bon côté, traîne en route, s’arrête pour changer la roue d’un naze qui n’a qu’un portable et pas de réseau et même lorsqu’il est surveillé par une voiture à l’arrière, mis sur écoute, il chante de vieux tubes à tue-tête. 

Earl est finalement une bonne mule: le travail est fait et par sa désinvolture, il n’attire pas l’attention. Le patron (Andy Garcia) l’invite au Mexique; s’ensuit une fiesta nocturne où les filles, les princesses Incas comme dirait Fante abondent autour de la piscine, se déhanchant, tournicotant et Eastwood avec. Le silicone abonde aussi on dirait. Earl le vieillard tombe dans un lit bordé par deux prostituées délurées. Manque peut-être une scène où les propres filles du caïd parfumeraient la barbe de Candide!

Le film balance ainsi entre le roman d’un caractère qui visiblement fait plaisir à Eastwood et le sens du devoir à l’américaine, partagé là aussi entre travail et famille. De toutes les façons, Earl est coincé: par sa famille et sa femme mourante, par les problèmes d’argent, par la mafia puis la police. C’est la vie: on ne s’en sort pas. Avec légèreté, à l’approche de la mort, Eastwood incarne un personnage qui tire le meilleur parti de toutes les situations, qui a fait strictement son devoir et n’est devenu ni égoïste, ni important. Un homme en paix avec sa conscience et avec l’extérieur qui l’envoie certes en prison où il retrouve néanmoins... ses fleurs chéries. Revoici Candide.