dimanche 31 août 2025

Cioran par S. Sontag (2)

 


Osk. Kokoschka, la Fiancée du vent, 1914 (cons. Bâle)


Londres, pont de Waterloo, 1926 (cons. Princeton, Nveau-Jersey)

    Ce qui est curieux et intéressant, c'est que le philosophe roumain, dans ses premiers articles du début des années 1930, qu'ignorait parfaitement S. Sontag, s'est lui-même situé par rapport à un relativisme dissolvant, qu'il appelait, lui, le "perspectivisme historique"; (1) perspectivisme qu'on peut opposer au "vécu naïf" et qu'il associait à "la faillite de la culture moderne, individualiste et rationaliste..." ("L'intellectuel roumain", 27.02 et 1er mars 1931) C'est dans les années 1960 qu'on retrouve ce sentiment chez S. Sontag: "Cette succession de possibilités épuisées, que la pensée et l'histoire elle-même ont démasquées et discréditées, et dans laquelle l'homme se situe maintenant (...), toute cette activité géniale débouche (...), sur le sentiment que nous nous dressons au milieu de ruines de la pensée et que celles de l'histoire et de l'homme lui-même ne sont pas loin." Mais Sontag ne faisait que rapporter une certaine évidence, un épuisement vital et spirituel en Europe depuis longtemps martelé ou théorisé ("jamais les individus n'ont ressenti de façon plus aiguë le besoin d'aide spirituelle.")

    Cioran introduisait d'emblée, dans sa conception du temps, une notion religieuse: "Jadis, l'individu était biologiquement autant que socialement intégré dans la vie. Il était en quelque sorte substantiel (...), fermé aux voies du devenir comme à celles de la dissolution..." ("La psychologie du chômeur intellectuel", 8.05 1931) "Eminemment actif et optimiste", l'homme moderne "est intégré dans le devenir", et à l'inverse, aveugle à "ce qui constitue l'essence de la sensibilité religieuse: l'esprit contemplatif." ("La volonté de croire", 25.02 1931) "Le sens se noie dans le torrent du devenir" dit S. Sontag, en parlant de l'historicisme; on trouve un étonnant accord entre eux deux.

    Cioran allait plus loin, en décrivant l'attitude mentale des intellectuels ou des artistes de son temps; ainsi, le "chômeur intellectuel" ou le jeune philosophe désaxé, le marginal, et bientôt le type banal d'une société relativiste et permissive, "société sans Dieu" (P. Miquel), "est contraint de passer par toutes sortes d'expériences, d'assimiler des contenus de vie sans rapport étroit entre eux..." Ce faisant, il décrivait aussi un certain mode de vie américain typique. Un de ces articles, consacré au peintre expressionniste Oskar Kokoschka, né sujet austro-hongrois, détaille avec une grande finesse cet air du temps "historiciste", relativiste ou plus simplement moderne, chez un artiste qui a éprouvé la "débâcle" de la Grande guerre; ainsi, "Il y a dans toute son oeuvre une insatisfaction permanente, une peur du monde et de l'avenir qui font penser que, dans sa vision, l'homme n'est pas issu du monde, qu'il est tombé, désorienté, dans une existence étrangère à sa nature." On a là l'équivalent pictural de la déréliction propre à l'école philosophique anti-systématique. "Le saut dans le chaos et le néant, essentiel pour cette perspective, élimine toute problématique du formel." ('Oskar Kokoschka', sept.-nov. 1931)

    Cette problématique n'existait pas non plus pour Cioran. Ses livres roumains étaient particulièrement lyriques. (2) "Si l'on parle d'art abstrait chez Kokoschka, c'est seulement dans ce sens qu'on peut le faire, à propos de l'absolu conféré à l'expression"; la prédominance de l'expression, "une expression hautement dramatique", "l'insatisfaction permanente", "une révolte, une expression de tous les éléments dans une tension démente", tous ces termes caractérisèrent aussi bien l'oeuvre roumaine de Cioran que sa personnalité. 

    A suivre...


(1) Sontag parle de "perspective historiciste"...

(2) On compte cinq livres publiés en Roumanie, depuis sur les Cimes du désespoir (1934) au Crépuscule des pensées (1940); mais encore ses articles, rassemblés en partie dans Solitude et destin (2004, en fr.); le texte du Bréviaire des vaincus, écrit en roumain à Paris pendant la guerre, publié en français en 1993 et 2011; deux textes de la même époque, exhumés par Nicolas Cavaillès à la bibliothèque Doucet, publiés en 2019. Il aura fallu plus de trente ans, depuis 1986, pour disposer de l'ensemble de cette oeuvre en français.

vendredi 29 août 2025

Cioran par Susan Sontag (1967)

 


Susan Sontag à Paris, 1972

    C'est à ma connaissance le premier essai consacré à Emile Cioran (1911-1995), philosophe roumain cher à mon coeur, exilé en France en 1937 (puis 1940, encore), écrivant en français à partir de 1949. "Under the sign of Saturn" (Sous le signe de Saturne), le recueil de ces essais, plus particulièrement consacré à Walter Benjamin ou Leni Riefenstahl, fut publié en 1980 puis traduit par le Seuil en 1985. Susan Sontag ne corrigea pas l'erreur qu'elle faisait encore en 1979, dans un entretien à la Quinzaine littéraire, imputant à Cioran une oeuvre exclusivement française.

    "Penser contre soi: réflexions sur Cioran" débute par une sorte de résumé philosophique contemporain. Jusqu'à la Révolution française grossièrement, "la philosophie consistait pour l'essentiel en une vision collective ou supra-personnelle (...) C'est sur (...) sa prétention à pouvoir décrire les "universaux" non-concrets, c'est-à-dire les formes stables qui soutiennent ce monde changeant, qu'a toujours reposé [son] autorité." Puis, "l'histoire a usurpé la place de la nature, et est devenue le cadre décisif de l'expérience humaine." Elle précise encore, que vers le milieu du XIXe siècle, apparut une "forme de conscience" qui prédominait toujours à son époque: l'historicisme; "pour comprendre une chose, nous la situons dans un continuum temporel pluridéterminé." Plus rien n'est absolu ni naturel, au sens déterministe. En écrivant cela, elle était même plutôt en avance si l'on songe à quelqu'un comme M. Onfray, qui est un bon exemple de ce relativisme, de ce sensualisme lourd et détaillé, à travers l'histoire personnelle (S. Freud, saint Paul) ou collective (le christianisme), précarisation d'un absolu ou d'une nature systématique. Elle cerne bien la double conséquence de cette "débâcle": d'une part, la montée des idéologies, "systèmes de pensée agressivement anti-philosophiques", d'où sortiront des débâcles autrement plus catastrophiques; de l'autre, "une nouvelle forme de réflexion philosophique: personnelle, voire autobiographique, aphoristique, lyrique et opposée à l'esprit de système", tendance dans laquelle on reconnaît aisément Nietzsche puis Em. Cioran.

    S. Sontag ignorait donc la période roumaine de l'écrivain ("le seul livre qu'il ait publié, en plus de ses cinq recueils d'essais, est une édition des écrits de Joseph de Maistre..."), et n'étudiait qu'un seul de ces livres publiés en français, la Tentation d'exister (1956). La publication en français de l'oeuvre roumaine de Cioran, du reste, ne se fera pas avant 1986, avec pour commencer, chez l'Herne: des Larmes et des saints, amplement caviardé par l'auteur.

    En dépit de cela, l'essai de Sontag recèle des aperçus justes et originaux, à tel point que j'en ai retrouvé quelques-uns dans le livre de Nicole Parfait, de 2001, Cioran ou le défi de l'être: les implications contradictoires des idées, mises en valeur par l'aphorisme, une existence voulue comme futile, "d'où la conscience prend son appel pour sauter, comme un athlète, dans sa propre complexité"; le développement spinoziste en fin d'ouvrage de Nic. Parfait trouve également son origine dans cet essai ("Nous sommes forcés d'aller jusqu'au bout de la pensée...").

    A suivre...