Londres, pont de Waterloo, 1926 (cons. Princeton, Nveau-Jersey)
Ce qui est curieux et intéressant, c'est que le philosophe roumain, dans ses premiers articles du début des années 1930, qu'ignorait parfaitement S. Sontag, s'est lui-même situé par rapport à un relativisme dissolvant, qu'il appelait, lui, le "perspectivisme historique"; (1) perspectivisme qu'on peut opposer au "vécu naïf" et qu'il associait à "la faillite de la culture moderne, individualiste et rationaliste..." ("L'intellectuel roumain", 27.02 et 1er mars 1931) C'est dans les années 1960 qu'on retrouve ce sentiment chez S. Sontag: "Cette succession de possibilités épuisées, que la pensée et l'histoire elle-même ont démasquées et discréditées, et dans laquelle l'homme se situe maintenant (...), toute cette activité géniale débouche (...), sur le sentiment que nous nous dressons au milieu de ruines de la pensée et que celles de l'histoire et de l'homme lui-même ne sont pas loin." Mais Sontag ne faisait que rapporter une certaine évidence, un épuisement vital et spirituel en Europe depuis longtemps martelé ou théorisé ("jamais les individus n'ont ressenti de façon plus aiguë le besoin d'aide spirituelle.")
Cioran introduisait d'emblée, dans sa conception du temps, une notion religieuse: "Jadis, l'individu était biologiquement autant que socialement intégré dans la vie. Il était en quelque sorte substantiel (...), fermé aux voies du devenir comme à celles de la dissolution..." ("La psychologie du chômeur intellectuel", 8.05 1931) "Eminemment actif et optimiste", l'homme moderne "est intégré dans le devenir", et à l'inverse, aveugle à "ce qui constitue l'essence de la sensibilité religieuse: l'esprit contemplatif." ("La volonté de croire", 25.02 1931) "Le sens se noie dans le torrent du devenir" dit S. Sontag, en parlant de l'historicisme; on trouve un étonnant accord entre eux deux.
Cioran allait plus loin, en décrivant l'attitude mentale des intellectuels ou des artistes de son temps; ainsi, le "chômeur intellectuel" ou le jeune philosophe désaxé, le marginal, et bientôt le type banal d'une société relativiste et permissive, "société sans Dieu" (P. Miquel), "est contraint de passer par toutes sortes d'expériences, d'assimiler des contenus de vie sans rapport étroit entre eux..." Ce faisant, il décrivait aussi un certain mode de vie américain typique. Un de ces articles, consacré au peintre expressionniste Oskar Kokoschka, né sujet austro-hongrois, détaille avec une grande finesse cet air du temps "historiciste", relativiste ou plus simplement moderne, chez un artiste qui a éprouvé la "débâcle" de la Grande guerre; ainsi, "Il y a dans toute son oeuvre une insatisfaction permanente, une peur du monde et de l'avenir qui font penser que, dans sa vision, l'homme n'est pas issu du monde, qu'il est tombé, désorienté, dans une existence étrangère à sa nature." On a là l'équivalent pictural de la déréliction propre à l'école philosophique anti-systématique. "Le saut dans le chaos et le néant, essentiel pour cette perspective, élimine toute problématique du formel." ('Oskar Kokoschka', sept.-nov. 1931)
Cette problématique n'existait pas non plus pour Cioran. Ses livres roumains étaient particulièrement lyriques. (2) "Si l'on parle d'art abstrait chez Kokoschka, c'est seulement dans ce sens qu'on peut le faire, à propos de l'absolu conféré à l'expression"; la prédominance de l'expression, "une expression hautement dramatique", "l'insatisfaction permanente", "une révolte, une expression de tous les éléments dans une tension démente", tous ces termes caractérisèrent aussi bien l'oeuvre roumaine de Cioran que sa personnalité.
A suivre...
(1) Sontag parle de "perspective historiciste"...
(2) On compte cinq livres publiés en Roumanie, depuis sur les Cimes du désespoir (1934) au Crépuscule des pensées (1940); mais encore ses articles, rassemblés en partie dans Solitude et destin (2004, en fr.); le texte du Bréviaire des vaincus, écrit en roumain à Paris pendant la guerre, publié en français en 1993 et 2011; deux textes de la même époque, exhumés par Nicolas Cavaillès à la bibliothèque Doucet, publiés en 2019. Il aura fallu plus de trente ans, depuis 1986, pour disposer de l'ensemble de cette oeuvre en français.
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