mardi 2 septembre 2025

Cioran par S. Sontag (3)

 

Porte-bouteilles par M. Duchamp (original de 1914, perdu); un exemplaire est conservé au centre Beaubourg


Nae Ionescu (1890-1940), le professeur de logique et métaphysique d'Em. Cioran et le "séducteur de toute une génération"


    En terminant son essai par une comparaison bien malheureuse avec... John Cage, il me semble que S. Sontag se dévoile. Certes, on peut faire des rapprochements; Cioran avait l'âme musicale et a écrit que le silence valait mieux que tout (lui, le bavard); certains de ses aphorismes sont à la limite du loufoque. Le fils de pope s'est tôt intéressé au bouddhisme (dans ses articles), J. Cage, à la spiritualité hindoue, au bouddhisme zen ou à la littérature chinoise, au cours des années 1940-50. (1) Mais outre que Sontag ne relève pas ces traits, le soi-disant discours philosophique du bricoleur-bruiteur et non moins fumiste John Cage n'a strictement rien à voir avec Cioran. "Cage envisage un monde dans lequel les problèmes et les tâches de Cioran ont tout bonnement cessé d'exister." Vraiment? Mais c'est le lot de n'importe qui, de la plupart des gens, en tous cas; Cioran éprouva toute sa vie la singularité, l'irréductibilité de sa position. Le discours de J. Cage, qui ne serait "pas moins radical ni moins ambitieux sur le plan spirituel" consiste par exemple, à postuler "la possibilité éternelle d'un comportement infaillible, à cette seule condition que nous l'acceptions comme tel." Ou encore: "Il n'y a que de l'irritation à gagner, à penser qu'on voudrait être ailleurs. Nous sommes ici maintenant." Mais ce charabia égotiste, hyper-relativiste, auto-justificateur, cet épicurisme frelaté mâtiné d'un vernis asiatique, très vite adopté par toutes les stars névrosées de Hollywood, n'est-il pas la justification d'une musique d'une pauvreté insigne, dépourvue d'imagination, de profondeur et d'intérêt? J. Cage "osa", comme M. Duchamp en 1914 osa faire passer un porte-bouteilles pour une oeuvre d'art toute faite; il osa un morceau... vide, une non-composition en somme, encore "joué" stupidement en public devant un piano avec toutes les apparences mondaines... ("4:33" de 1952) Les bruits ambiants ressortent, paraît-il. (2)

    Le XXe siècle et même une partie du XIXe potache, montmartrois, ironique, est le siècle de l'épate anti-bourgeoise (réalisée par des bourgeois), de l'esbrouffe et de la redîte, de la mauvaise éducation érigée en principe et de l'industrie poseuse et rebelle qui en découla, toujours active dans la musique par exemple, qui pille et se repille sans fin; du nihilisme en somme, annoncé par Nietzsche et compilé par M. Onfray...

    S. Sontag a t-elle bien compris Cioran finalement? "Ce que cette comparaison fait apparaître clairement, c'est la place essentielle que Cioran accorde à la volonté et à sa capacité à changer le monde." Pardon? Cioran qui ne voyait guère plus oisif que lui qu'une prostituée parisienne sans clients... chez qui l'oisiveté, la paresse, l'inaction était un but philosophique, qui le rapprochaient d'ailleurs des épicuriens, de l'école du Tao ou du bouddhisme. (3) "En lisant Cage, on comprend à quel point Cioran est encore prisonnier des prémisses de l'historicisme..." Lui qui a compris à vingt ans ce que c'était que le "perspectivisme historique", qui avait compris "l'anxiété et l'effervescence" artistique de son époque, y avait également contribué! En réduisant Cioran à n'être qu'un épigone de Nietzsche (alors qu'il en a critiqué la théorie du surhomme), en ignorant là aussi les vraies influences du jeune philosophe (Pascal, Dostoïevski, Schopenhauer, G. Simmel, Bergson, L. Chestov puis le professeur N. Ionescu, le philosophe sans oeuvre Petre Tutea), elle en dresse un portrait apparemment fiable mais au fond, superficiel; elle ne comprend pas notamment la profonde méditation qu'a toujours menée Cioran face au temps (et à la mort); son rapport à l'histoire, lié à la gnose et la Genèse.


(1) Le jeune Cioran avait été initié au violon mais n'avait pas continué; c'est surtout dans le Livre des leurres (1936) que sa passion pour la musique éclate (Mozart, van Beethoven, Bach, Haydn, Schubert, Chopin...); "Vous dirai-je le fond de ma pensée? Tout mot est un mot de trop. Il s'agit pourtant d'écrire: écrivons..., dupons-nous les uns les autres." (Lettre sur quelques impassesla Tentation d'exister); "A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde?" ou "Le spermatozoïde est le bandit à l'état pur." (Syllogismes de l'amertume, 1952); "une blancheur indéfinissable et transcendante créent un état étrange dans lequel le non-être produit un trouble agréable... Je comprends parfaitement alors, le sentiment bouddhiste du non-être..." ('Des modes de contemplation', août 1933);

(2) "Duchamp qui fut impressionniste, puis cézannien, puis fauve, puis cubiste, puis futuriste estime à cette heure que l'art est mort", dit M. Onfray dans Décadence (2017). M. Duchamp entre tout à fait dans la conception que se faisait Cioran de l'artiste contemporain, à l'instar de Picasso, "caractéristique de notre époque (...) par sa mobilité et son esprit protéiforme, par les nombreux courants auxquels il a participé sans être capable de trouver une consistance spirituelle..." ('Oskar Kokoschka', sept.-nov. 1931) Du reste, "4:33" avait déjà été inventé par... Alphonse Allais en 1897: une partition restée vide de la 'Marche funèbre composée pour les funérailles d'un grand homme sourd'.

(3) "Etre et être le présent. Serait-ce une répétition? Seulement si nous pensions qu'il nous appartient, mais puisque ce n'est pas le cas, le présent est libre et nous aussi." Que veut dire ce charabia? Que veut dire être propriétaire du temps ou: le présent est libre? C'est bien sûr une parole forte à vernis asiate de J. Cage. Cioran lui, de son côté, n'a, bien entendu, jamais médité sur la fuite du temps, l'inadhérence consciente au moment présent, la dissociation de l'être d'avec le temps, dans l'ennui, la "chute dans le temps", tous thèmes absents de l'essai de S. Sontag...


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