samedi 13 mars 2021

Qui est névrosé? (2)



2) le point de vue d'Onfray: vitaliste, cynique, pseudo-chrétien tourmenté?

 Que pense M. Onfray, au juste? Quel est son point de vue fondamental? Je m'y perds. La pensée fondamentale du livre serait le vitalisme, soit "de l'écho et du tremblement vaste d'une étoile effondrée", premier mouvement d'une "ontologie matérialiste" où tout se retrouve dans tout: "une étoile ou une fourmi, une rotation de planète ou le tropisme d'une anguille vers les Sargasses, la fixité de l'étoile Polaire dans notre Voie lactée ou le devenir homme d'un singe..." (1) Les mêmes forces, la même matière traversent le temps et se retrouvent partout. L'histoire est un déroulement matérialiste solidaire de niveau cosmique. "On ne peut donc proposer une philosophie de l'histoire sans relier l'homme au cosmos... Les hommes s'illusionnent quand ils pensent vouloir ce qui les veut." A ce niveau-là cependant, aucune appréciation morale n'est permise: le Christ doit avoir effectivement quelque chose à voir avec la folie exterminatrice nazie par évènements désordonnés et hommes sous influence interposés mais comme Nietzsche ou Hegel même qui théorisa la Raison dans l'histoire. Les nazis pensaient après tout avoir raison d'agir à leur façon donc tout ce qui viendrait justifier ce postulat banal peut être qualifié ontologiquement de nazi. Il est donc impossible de "donner du sens à deux mille ans d'histoire de la civilisation judéo-chrétienne" sauf à répéter inlassablement que "toute vie, de l'étoile à la civilisation, en passant par l'homme, suppose naissance, être, croissance, puissance, acmé, dégénérescence, sénescence, déliquescence, décadence et mort..." (2) La parole chrétienne ne donne aucune clé d'explication au nazisme; dans son ouvrage, M. Onfray ne parle jamais des peuples: curieux pour un vitaliste! (3) Le vitalisme cosmique ou "explosion en expansion" donne un cadre large mais comme le dit l'auteur lui-même, ne permet pas de prévoir le détail... M. Onfray donne pourtant moults détails, toujours dans un seul sens: accabler la religion chrétienne puis catholique! L'idée fixe anti-chrétienne chez Onfray vient donc contredire ce point de vue pseudo-historique: il anime l'histoire qu'il pense décrire de sa faconde, de ses tourments, doutes, appréhensions humains et quotidiens. "Toute philosophie de l'histoire qui se présente comme objective n'est jamais que l'histoire de la philosophie subjective de celui qui la propose", avait-il prévenu en préambule.

 Cette idée fixe à teneur sentimentale est encore contredite par un cynisme aussi discret que définitif. (4) A la page 508 par exemple, sur la vanité du concile de Vatican II, il écrit: "Mais les civilisations se bâtissent à l'ombre des épées et non à celle des oliviers." Ou en conclusion: "Aucune civilisation ne s'est jamais construite avec des saints et des pacifistes, des non-violents et des vertueux - des gentils garçons... Ce sont toujours des gens de sac et de corde, des bandits et des soudards, des tueurs sans pitié et des assassins au long cours, des tortionnaires et des sadiques qui posent les bases d'une civilisation." Mais qu'a t-il fait durant tout le livre sinon reprocher au christianisme d'avoir emprunté une voie impure? Il n'a cessé de détailler toutes les prévarications, dépravations, persécutions, mensonges, fables, bûchers, croisades, mises à l'Index, silences, interdits du christianisme. Tel un pasteur dans son habit monotone,  il ne supporte pas la moindre incartade morale! Il y eut des violences lors d'une tournée d'évangélisation de Paul, à Ephèse? C'est pour Onfray. "Des altercations ont lieu avec des Juifs... Le climat de violence est donc avéré: vêtements déchirés, arrachés, lacérés, en lambeaux mais aussi, sur les corps, coupures, entailles, plaies, sang versé." Des plaies et des entailles: il faut vite prévenir la Ligue contre l'antisémitisme!

 Cette absence complète de distance avec l'histoire uniquement lorsqu'il s'agit du christianisme, ne frisant pas mais épousant le ridicule, contredit évidemment le point de vue cynique et détaché qu'il essaie de donner à son livre en général. Il n'accuse jamais les autres religions des mêmes travers. Il décrit la férocité de l'islam comme lui étant consubstantielle, banale, sortant ce chiffre phénoménal de 80 millions de morts dans la conquête de l'Inde (p. 287), ce qui sous-classerait les violences totalitaires bien avant le XXe siècle. 

 Lui qui défend sans relâche les philosophies antiques pré-chrétiennes, exceptés Platon et Aristote, lui qui défend sans relâche l'immanence contre la transcendance bien vite captée par des hiérarchies dogmatiques et oppressives, le voilà bien marri par la disparition de celle-ci dans l'Eglise catholique! Le chapitre consacré à Vatican II est un autre chapitre du "ressentiment". "Cette destruction du sacré, ce massacre de la transcendance, cette triviale descente sur terre de la divinité, culminent dans la nouvelle scénographie de la messe." L'Eglise rejoignait enfin toutes les positions qu'Onfray avait défendues contre l'Eglise dogmatique, hiérarchique, transcendantale, mystérieuse, scolastique, misogyne et j'en passe: mais le croyant-incroyant tourmenté et criticologue-né Onfray n'est pas pour autant satisfait: "Certes le prêtre est plus proche de ses ouailles mais c'est au prix d'une mise à distance de Dieu. Sur le terrain du symbole, de l'allégorie, la chose est terrible: en voulant rapprocher les hommes de Dieu, Vatican II a réalisé exactement l'inverse." Les symboles et les allégories: il a passé son livre entier à les combattre, au nom de la "Raison bien conduite"...

 Cette incohérence complète, issue d'une sentimentalité ambigüe vis-à-vis de l'Absolu religieux, est encore traduite par son anti-libéralisme. Sur le plan religieux, il défend d'ordinaire à travers "l'ontologie matérialiste", la philosophie antique ou Nietzsche "cette triviale descente sur terre de la divinité", avec regrets cependant. Sur le plan politique, il en attaque les résultats: "Le libéralisme n'est pas, à rebours de ce que racontent depuis toujours ses thuriféraires, le véhicule de l'émancipation des hommes. Le commerce n'est pas en soi un facteur de civilisation..." ou: "Dans cette Europe libérale, les idées puis les lois qui s'affranchissent totalement de l'idéologie chrétienne sont de plus en plus nombreuses: déconnexion de la sexualité de la procréation, de l'amour et de la famille etc" Il déplore tous les résultats de "l'immanence d'un moralisme politiquement correct", définition idoine de l'Eglise conciliaire qu'on peut appliquer à la société bobo entière mais il en justifie le bien-fondé au plan philosophique, religieux, moral. 

 Il entr'aperçoit à peine en conclusion le lien entre décadence civilisatrice chrétienne et ultra-libéralisme; il n'aperçoit pas de lien de parenté entre christianisme et libéralisme, qu'il soit politique ou économique; il exclut l'émergence de sociétés moyennement riches à travers l'émergence du capitalisme qu'il réduit aux échanges, au commerce, à la valeur de la rareté... (5) Le capitalisme est pourtant un phénomène bien observé remontant au XVe siècle en Italie, développé ensuite principalement dans les sociétés protestantes, à ne pas confondre avec de simples échanges. M. Onfray confond: "La lecture marxiste fait du capitalisme une invention tardive, comme si le capital ne faisait pas la loi depuis que la rareté détermine la valeur!" La sociologie ou l'économie ne sont pas son fort.

 Anti-libéral par sentimentalité ambiante, dirait-on, il n'en est pas moins... anti-marxiste, avec un éclat intellectuel plus vif d'ailleurs. (6) Anti, anti... à 58 ans, M. Onfray n'est toujours qu'anti, toujours contre. "S'agirait de grandir!" comme dirait l'autre. Son vitalisme cosmique ne peut donner les détails d'une histoire humaine; c'est son idée fixe anti-chrétienne qui les donne. Son cynisme est alors purement opportuniste, épouse les contours de ce vitalisme imprécis. Son anti-libéralisme n'a qu'une base empirique; il rejoint là aussi l'opinion bobo-gaucho de l'époque, non pas façonnée à l'anti-marxisme théorique, mais simplement anti-tout, contestataire à la française, anti-économique, façonnée elle plutôt par le rejet catholique de l'argent. D'un point de vue positif, M. Onfray n'est que banalité: un peu d'ethnomasochisme anti-chrétien, anti-civilisation européenne, beaucoup d'anti-libéralisme à la mode catholique ancienne, de l'anti-toutisme à la folie. (7) Cette banalité est bien sûr masquée par sa grande curiosité, sa grande érudition, son vocabulaire, son étalage. Il correspond parfaitement à ses lecteurs, la bourgeoisie mondialisée des villes, chrétiens dévoyés en quête de spiritualité, libéraux-libertaires affichant volontiers par mauvaise conscience, des traits anti-libéraux.

 La seule proposition pratique du livre résume sa position: "Chaque chose a son temps. Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires... Le bateau coule; il nous reste à  sombrer avec élégance." (p. 572) M. Onfray se réjouit, par gauchisme ambiant, de la disparition de notre civilisation: est-ce ce qu'on appelle philosopher?

A suivre...


(1) Il y a un fond stoïcien à ce vitalisme d'esprit cosmique; le temps présent actualisait pour les stoïciens une totalité physique et temporelle placée sous le signe de la nécessité absolue. L'Etre se confond avec la Matière et le temps; il n'y a pas d'au-delà. Cyniques et stoïciens combattaient l'idéalisme platonicien. Sans s'appesantir sur le sujet, Onfray pense l'éternité du monde comme Aristote; il n'y a pas de démiurgie.

(2) Il faut à M. Onfray quatre mots pour exprimer la vieillesse.

(3) Les Juifs ont parfois droit à l'existence nationale on dirait, "peuple" étant confondu d'ailleurs avec "civilisation": "L'une qui fut il y a trois mille ans, celle des Juifs soumis à la loi de Moïse, persiste jusqu'à ce jour après de multiples aléas mais dans une grande santé existentielle..." L'expansion première du christianisme ne ressortit pas à des Juifs et des Grecs, Constantin est un "roi très chrétien" avant d'être un Barbare, les Croisades ne sont pas spécialement françaises, l'Inquisition et la mise au pas de l'Amérique du Sud pas spécialement espagnoles, le nazisme expliqué en tant que phénomène de civilisation ne ressortit pas au pangermanisme, au développement industriel considérable de l'Allemagne et à l'absence de ses débouchés coloniaux...

(4) Cynisme: au sens ancien de dévoilement d'une vérité inconvenante, plus redevable de la nature que de la société.

(5) "Le très riche s'enrichit, le très pauvre s'appauvrit et le salaire moyen est une fiction, une allégorie..." Or, tous les pays capitalistes, qui ont accumulé du capital, se sont moyennement enrichis, ont réalisé une transition agricole et industrielle vers la production de masse, une transition démographique vers la constitution d'un marché de la consommation. L'existence des riches et la concentration de capital en leurs mains ne contredit pas l'enrichissement moyen et la disparition de la pauvreté chronique, de la faim.

(6) "les révolutions marxistes-léninistes qui ont décrété la collectivisation de la propriété privée n'ont pas aboli le capitalisme, elles l'ont assujetti à l'Etat pour en faire un capitalisme étatique."

(7) Cet esprit franchouillard contestataire généralisé, érigé souvent en système, exposé en son temps par A. Peyrefitte, constitue une longue tradition: Auguste Blanqui, Louise Michel, Jules Guesde, Pierre Poujade, Jean-Marie Le Pen, Arlette Laguillier, Alain Soral, Jérôme Bourbon, Olivier Besancenot, Jean Robin, Adrien Abauzit...

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