vendredi 29 mars 2024

Un cri dans la nuit (2)

    


    Je n'abandonne que temporairement le cours de mon introspection picturale car le sujet de la peinture reparaîtra lors du dénouement, d'une manière bien étrange d'ailleurs. A un problème de départ en succède un autre: la faiblesse de caractère de Jenny, sa personnalité plate et amorphe jusqu'à l'enlèvement de ses enfants; dès le chapitre six, la voilà embarquée avec ses deux filles dans le Minnesota. Quelle jeune femme installée à la Nouvelle-York au début des années 1980, travaillant dans le monde de l'art, mère de deux fillettes, plaquerait tout pour un pseudo-artiste de province, même riche à millions? Ah ça, il présente bien! Dès la première rencontre, il l'emmène déjeuner dans un restaurant fameux puis la retrouve en soirée dans la rue, bardée de ses filles, n'ayant pu monter dans un bus: il est allé jusqu'à chercher l'adresse de Jenny chez sa nounou... Et monsieur s'invite: "Je vous accompagne à l'intérieur", alors qu'elle souhaitait lui dire bonsoir. Elle habite Murray-hill (1), pas loin de la Gare centrale, qui forme le point de mire de la nuit du Renard. L'histoire aurait pu s'arrêter là, qui ressemblerait à des tas d'histoires sordides de filles étranglées et volées.

    Soit: l'héroïne n'a pas un caractère très entreprenant. "Il a donc vraiment envie de rester, songea Jenny." Tout au long du huis-clos minnesotien, soit des chapitres six à trente-trois, elle trouvera toujours des excuses à son grand peintre, dont les bizarreries, le caractère maniaque et obsessionnel, les colères froides, la jalousie maladive, l'emploi du temps exclusif s'imposent et croissent au fil des pages. "Ce qui doit être sera. C'est du moins ce que je crois", exprime t-elle en guise d'au-revoir au soir de la première rencontre. Il a déjà fait opportunément la connaissance de l'ex-mari de la dame, Kévin, un vrai artiste, lui, fauché, égoïste dans le style grand dadais, un "air de bel adolescent dans son luxueux pull-over de ski", qu'Erich déteste immédiatement. (2) Autant Jenny est longue à la détente, ne sait jamais rien assurément, laisse faire, autant Erich sait tout d'instinct et immédiatement, trouve toujours à agir dans ses intérêts stricts. Ni une, ni deux: au bout d'une semaine, lui qui voyage facilement par les airs, propose non seulement le mariage à la jeune femme mais aussi l'adoption pleine et entière de ses enfants! En attendant, il l'éblouit à distance ou pas par une débauche d'argent: elle ne circule, elle et ses enfants, plus qu'en limousine; lui, l'emmène, le week-end, dans des restaurants chics, apprivoise les filles par des cadeaux et des sorties... La Cendrillon écervelée, habillée soudainement par Raphael, Magli et Vuiton, et qui a reçu en guise de fiançailles "un solitaire taillé en émeraude", signe son emprisonnement les yeux fermés. (3)

    Avançons: dans son huis-clos minnesotien, aucun signe n'est suffisamment inquiétant pour Jenny l'ectoplasme. Elle, qui somnolante, s'était imaginée dans la "Cadillac Fletwood bordeaux" du maître peintre, à la sortie de l'aéroport, pouvoir "arranger la maison" va vite se rendre compte qu'on ne touche à rien: le moindre petit déplacement d'objet est insupportable au maître absolu des lieux. Il ne fait pas d'esclandre mais remet tout à sa place, la nuit venue (chapitre dix-sept). "Que fabriquait-il?... Erich était monté chercher le carton des rideaux. A présent, il remettait les meubles à leur place initiale." C'est presque une touche d'humour involontaire: le maître le plus absolu est le domestique le plus zélé et vice versa.  Mais comment un être aussi déséquilibré, débile, étrange et invivable, n'aurait-il jamais éveillé les soupçons dans son entourage: l'ami d'enfance devenu vétérinaire, l'intendant, le palefrenier, la femme de ménage, la voisine...? Les maigres relations sociales en présence d'Erich sont convenues, étriquées, indicibles, le magnat campagnard passe lui-même peu de temps avec sa femme, sinon pour alourdir l'atmosphère. "Troublante", "bizarre", celle-ci ne transforme jamais la pure et simple Jenny, remplie d'amour surnaturel mais vide de tout le reste. Dès le premier soir de son arrivée, son mari empressé lui passe sa nouvelle chemise de nuit, alors qu'elle s'apprêtait à en porter une de son choix: c'était celle de la mère d'Erich, naturellement, "en satin couleur d'aigue-marine". "Interdite", glacée probablement au fond d'elle, Jenny n'exprime rien pourtant; elle n'est que pensée diffuse, molle, vite remplacée par un artifice positif. "Erich était un amant réservé, tendre et attentionné." Le lendemain, elle se réveille seule puis constate que son mari a fini la nuit dans une chambre d'enfant de dix ans, la sienne autrefois... "Peut-être avait-il envie de lire?"

A suivre...

(1) Apparemment un quartier abordable à cette époque.

(2) Que serait un livre de Mary Higgins Clark sans les descriptions capillaires et vestimentaires appropriées?

(3) Lors d'une cérémonie civile de mariage improvisée, sans témoin, Jenny manque de dire qu'elle prend pour époux... Kévin et non Erich. Celui-ci, décidément trop intelligent pour elle, le remarque. Mais cette bourde est bienvenue: elle humanise le personnage. Kévin, qui n'intervient que ponctuellement, est le personnage le mieux esquissé pourtant et possède une intuition simple dont son ex-femme est dépourvue.

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