mardi 19 mars 2024

Un Cri dans la nuit (Mary H. Clark, 1982)

 

'A Cry in the night' (1982), publié en France l'année suivante

    'Cry' comme substantif ne veut pas nécessairement dire "cri" mais éventuellement "appel au secours", une "forte vocalisation" venant d'un enfant ou d'un animal ou encore une prière. Bien que l'héroïne, perdue la nuit dans une forêt glacée du Minnesota, se mette à crier à l'aide, le titre retenu en français est un peu simplificateur. Elle se met aussi à prier lorsque ses enfants auront été enlevés par son mari...

    Ce livre se place dans les premiers romans de MHC., après la Maison du Guet (1975) et La nuit du Renard (1979), que j'ai lus. Where are the children?, le titre anglais de la Maison du Guet, est plus explicite; un ex-mari pédophile refait surface dans la vie de Nancy, en Nouvelle-Angleterre, sous une fausse identité: il lui enlève les enfants qu'elle a eus depuis d'un autre homme... Dans un Cri dans la nuit, l'enlèvement des enfants est plus une péripétie mais le thème du mari psychopathe demeure; la situation est inversée: le "bon" mari est placé avant dans l'histoire, c'est le nouveau qui, d'une certaine manière, masque son identité lui aussi avant de révéler peu à peu sa vraie nature, une fois sa capture faite. A chaque coup, le tueur psychopathe prend soin d'accuser, par divers moyens, sa femme ou son ex-femme des crimes que lui, a commis.

    Contrairement à la Maison du guet d'ailleurs, le style narratif du Cri dans la nuit est celui d'un roman classique, à l'encontre du style qui deviendra sa référence: une succession de tableaux plutôt courts illustrant des personnages, actions et lieux divers. Toute l'action est ici centrée sur une héroïne, Jenny, jeune néo-yorkaise employée dans une galerie d'art, chargée de deux filles en bas-âge, "une femme divorcée chef de famille" comme elle le dit à Erich, un plouc richissime du Minnesota, président honoraire de cimenteries, qui soi-disant, a un coup de pinceau terrible, avec des titres d'oeuvre terre à terre comme Souvenir de Caroline (sa mère), Labours de printemps ou Moisson. On imagine la révélation au début des années 1980 à la Nouvelle-York, plus préoccupée je suppose par Keith Haring ou Jean-Michel Basquiat, les graffitis, la télévision, la mode ou la publicité. (1) 

    Le seul intérêt de la peinture d'Erich Krueger est le rapprochement effectué entre Caroline, mère du peintre-éleveur de bétail, représentée devant sa maison, sur une balancelle, au soleil couchant, et la jeune néo-yorkaise. Celle qui a une licence en art s'extasie: "Magnifique. Absolument magnifique", avant de tomber, complètement absorbée, sur l'auteur lui-même. Quoi de plus épatant qu'une rencontre commençant comme un accident? Erich est bien sûr stupéfait par la ressemblance à sa mère et lui met le grappin dessus immédiatement.

    MHC., la narratrice, discerne encore une trace de mélancolie dans ce tableau-ci, "une impression particulière de solitude autour de la jeune femme." Mais l'appréciation sert à l'histoire bientôt ténébreuse du roman et non au monde de l'art. Là est le premier hic du récit: la platitude des descriptions artistiques et l'absence de crédibilité du meilleur peintre du dimanche du Minnesota. (2) Or, le rapport des Américains à la nature en cette période ne se résume pas à une admiration champêtre outrée, loin de là.


Andrew Wyeth, le monde de Christine ('Christina's world', 1948)

    Le tableau obsédant d'Andrew Wyeth, que Mary Higgins avait pu voir d'ailleurs au musée d'Art moderne de sa ville, illustre l'éloignement gigantesque entre la nature et l'homme, dans une période de domination géopolitique sans pareille des Etats-Unis, du reste. Une jeune campagnarde en robe simple, mauve  pâle, est posée sur le rebord du tableau, contemplant douloureusement son monde, sa vie, la campagne d'immenses champs vert-gris, ponctués de ces vieilles maisons de bois caractéristiques de l'Amérique pionnière. Sa position la tient éloignée mais tournée encore vers ce monde-ci, elle en est la prisonnière. La nature, qui remplit le tableau, n'est pas du tout encensée pour ce qu'elle est. Le personnage en question, Anna Christina Olson, une amie du peintre, était handicapée et ne pouvait se déplacer qu'en rampant. L'observateur cependant, ne perçoit pas qu'elle est peut-être en train de regagner la maison. Contrairement aux apparences du reste, la scène est située en bord de mer, dans le Maine.

Autre exemple fameux: un tableau plus précoce encore, de 1930, signé Grant Wood: 'American gothic', conservé à Chicago.


Cette fois, c'est la photographie humaine, sociale du monde paysan qui est dépeinte; la maison de bois typique, avec véranda, est à l'arrière-plan, une ferme aux pans de bois rouge apparaît vers la droite et quelques arbres en fleur parsèment le décor. On distingue même une étroite flèche de clocher. Le couple de fermiers du Midouest pose fièrement, l'homme en salopette puis veste du dimanche, arborant une fourche, la femme, aux cheveux blonds scandinaves est plus évasive, quoique fermée à la représentation. En médaillon apparaît probablement une ancêtre. Le caractère gothique du tableau provient de la fenêtre supérieure à meneaux formant ogives mais aussi de la description picturale quasi ethnologique des personnages. Comme dans le tableau précédent, un détail prend ici une dimension nouvelle. Originaire lui-même d'une famille paysanne de l'Iowa, Wood s'est défendu d'avoir voulu caricaturer ce monde des petits fermiers; c'est pourtant l'impression que fit le tableau et fait encore. Dans l'élongation des traits à la manière eyckienne, leur caractère placide et moral, la vision décorative de leur univers, le peintre affiche une distance ironique d'avec ce monde des petits fermiers blancs des Grandes plaines, renfermés dans leurs certitudes, leur puritanisme et leur patriotisme de clocher même si la crise de 1929 les toucha durement. La nature n'est donc pas plus célébrée que dans Le monde de Christine.
    Il faudrait remonter aux années 1830-40 et à l'école de l'Hudson pour trouver un rapport fasciné et naïf aux grands paysages, à l'expressivité de la nature brute. Bref, dans ses pauses aéronautiques, l'ex-stewardesse MHC. n'ouvrait probablement jamais un ouvrage en histoire de l'art...

A suivre

(1) On a une bonne idée de l'ambiance artistique néo-yorkaise et plus précisément celle de Greenwich-village, dans Esclaves de NY (1989), film de James Ivory, certes plus tardif mais toujours pertinent, à mon sens. 

(2) Une fois dans le Minnesota, Erich montrera à sa femme une "scène de printemps, un veau nouveau-né à moitié caché dans un creux, la mère attentive à ses côtés..." renfermant selon la narratrice "l'atmosphère d'une scène de la Nativité" (sans rire), ou bien une des toiles qu'il compte exposer à Houston: la Pourvoyeuse ("un nid en haut d'un orme")... "L'extraordinaire talent" de l'artiste "savait à la fois saisir la simplicité de la vie quotidienne et les émotions qu'elle suscitait."

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