lundi 19 juin 2023

Le Crépuscule d'une idole (3)

Fr. Nietche (1844-1900), le mentor refoulé de Freud?

    S. Freud offre un matériau bien plus abondant que le Christ, en tous cas au profane qui ne veut pas faire un effort d'exégèse. C'est curieux, le matérialiste Onfray avait une analyse toute biaisée et théoriquement pauvre du Christ et de saint Paul quand celle qu'il développe vis-à-vis de Freud est beaucoup plus réaliste et pertinente; dans le premier cas, il ne voulait pas voir des traces matérielles là où l'exégèse les avaient pourtant découvertes. (1) Dans le premier cas, il substituait à une analyse réellement critique, à une perspective historiciste la tradition matérialiste athée. Le propos est an-historique, exclusivement moral. Concernant Jésus, M. Onfray ne lut que des auteurs mettant en doute son existence, "tendancieux et périmés" selon JM. Salamito. Concernant Freud, Onfray lut aussi bien des hagiographies (Ern. Jones, Gérard Huber), des hagiographes critiques (Peter Gay) que des auteurs critiques (Livre noir de la psychanalyse, Mikkel Borch-Jacobsen, Jacques van Rillaer, Henri F. Ellenberger etc) et même encore la réponse des freudiens parfois! L'approche est donc bien différente, nettement plus équilibrée et ancrée dans l'histoire, la contradiction. (2) Lui-même a évolué sur le sujet et tel Henri IV, a connu plusieurs religions.

    Ainsi, le propos d'Onfray me paraît convaincant. Il ne s'en tient qu'à une chose d'un bout à l'autre du livre: montrer que l'universalité théorique de S. Freud se réduit à sa particularité empirique, que Freud, en philosophe qu'il refusait d'être, en nietchéen qu'il se refusait d'admettre, a créé un système totalisant et mystifiant, la psychanalyse, système pseudo-pratique, pseudo-expérimental, pseudo-thérapeutique qui est seulement l'extrapolation hypocrite, tortueuse, fantasque de la vie du corps de Freud, "le travestissement inconscient de besoins physiologiques sous les masques de l'objectivité, de l'idée, de la pure intellectualité..." (Gai savoir, N.). Onfray ramène Freud à Nietche, dont il avait été à la fois le continuateur et le négateur. Cette thèse originale, je dois dire, fait merveille tout au long du livre: "Grimé sous l'apparence du scientifique, Freud mène son activité de philosophe dans le registre de l'autobiographie existentielle." Encore une fois, cela est vérifiable in fine dans les pseudo-cas pratiques, cinq pour tout dire, que présente Freud au lecteur, qui sont d'invraisemblables ratages, mécompréhensions cliniques et maquillages intellectuels. 

    Cependant, Onfray ne va pas au-delà des cinq cas, figeant le personnage Freud dans une impasse historique intangible, comme s'il s'arrêtait en chemin dans la démystification freudienne. Faut-il alors supposer que l'idole mise à nue a adopté le même comportement toute sa vie, que les cinq cas sont un paravent pour tous les autres, non répertoriés, non diffusés mais à peu de choses près, identiques: Freud plaquait une pseudo-réalité inconsciente et hyper-théorique sur des malades dont il ne comprenait rien, ne voulait rien comprendre, s'endormait pendant les séances l'après-midi, pratiquait des prix prohibitifs, (3) ne recevait que des bourgeois et aristocrates cliniquement bien portants, (4) prisait surtout la réflexion théorique, imaginaire, auto-suggestive, anti-expérimentale en vue d'assurer la gloire de la psychanalyse et de son fondateur, méprisait ses patients finalement... (5)

    A la lecture du seul Onfray, c'est bien probable. Mais la réflexion onfrayenne, comme à l'habitude ne fait que suivre, brillamment, une idée, ne fait que défricher inlassablement la même clairière sans s'attendrir sur les reliefs alentour. Il confronte Freud avec Freud, en vase clos, s'attaque à la doctrine, ses contradictions, ses non-dits, lui oppose la correspondance puis les manques de celle-ci... nous restons ici bien souvent dans la littéralité. Manque à ce labourage philosophique et intellectuel, ici mâtiné d'une certaine finesse psychologique, le recul historique, la part d'autres disciplines, comme dans Décadence, du reste. Comment la psychanalyse, qui tout de suite essaima, aurait eu autant de succès, si elle n'avait été qu'un gigantesque canular entretenu par des charlatans bien soudés et décidés à vivre sur le dos des classes aisées en leur inventant des maladies imaginaires? Cette conclusion triviale s'impose progressivement à la lecture de la pensée onfrayenne de Freud mais ne fut pourtant pas perçue comme telle dans sa logique banale ni traduite historiquement. (6) Il est probable mais pas certain que les conclusions du livre d'Onfray s'appliquent au seul Freud: c'était d'ailleurs son but, relativement modeste et sa limite. Il est déjà plus improbable qu'elles s'appliquent au développement précoce, contradictoire et foisonnant de la psychanalyse, encore plus à la longue durée de celle-ci, faite d'écoles et de praticiens tout différents. (7) 

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 Aussi, quand Onfray, en conclusion avance parmi les raisons qui contribuèrent selon lui, au succès de la psychanalyse, que celle-ci ressemblait à "une organisation militante extrêmement hiérarchisée, construite sur le mode de l'Eglise catholique apostolique et romaine", avec laquelle Freud n'a jamais eu rien à voir, il est permis grandement d'en douter. Il y a là un amalgame maniaque propre au philosophe anti-chrétien, à l'époque. Dans le chapitre même, Onfray avance des anti-arguments: le comité secret des psychanalystes prit fin après dix ans d'activité, "à cause de dissensions entre les membres." (1912-23); Freud se fâche avec Steckel, l'un des premiers "apôtres"; "l'ambiance devient vite agressive" lors des réunions de la Société psychologique du mercredi (1902), "On commence à revendiquer la paternité de telle ou telle idée..."; "affrontement avec Adler et les adlériens, éviction des Viennois au profit des Zurichois, de Jung et des jungiens à Nuremberg les 30 et 31 mars 1910" lors des Annales, le congrès des psychanalystes; "rupture avec Ferenczi à Wiesbaden en 1932 - Freud va désormais s'évertuer à assassiner son ancien ami sur le papier..." Tous ces gens sont évidemment de simples anecdotes pour Onfray qui ne prit pas la peine d'étudier doctrines et personnalités.

    Jésus douta sur la Croix, certes mais pas comme Freud qui non seulement, avait des accès de cynisme absolu, de dépression mais avant de mourir, laissa ce témoignage pour le moins désabusé: "Avouons-le, notre victoire n'est pas certaine mais nous savons, du moins, en général, pourquoi nous n'avons pas gagné (...) En ce qui nous concerne, la thérapeutique ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle se sert de méthodes psychologiques (...). Il se peut que l'avenir nous apprenne à agir directement, à l'aide de certaines substances chimiques... Pour le moment, nous ne disposons que de la technique psychanalytique..." (Abrégé de psychanalyse) Imagine t-on Jésus lançant lors de son supplice: "Il se peut que ma foi ne soit pas la panacée, j'en connais les limites et peut-être, à l'avenir, un meilleur prophète que moi vous apparaîtra..."


(1) Voir à ce propos la réponse de JM. Salamito à Décadence: Monsieur Onfray au pays des mythes (2017). Je rappelle qu'Onfray l'anti-platonicien, le matérialiste anti-théorique faisait un rapprochement douteux à des siècles de distance, franchement ignare et stupide entre la colère de Jésus au Temple rempli des marchands et... l'antisémitisme criminel d'Hitler. On était là en plein wokisme et certainement pas en compagnie d'un philosophe.

(2) Le Traité d'athéologie et Décadence sont littéralement les antithèses du Crépuscule d'une idole: dans ce dernier, il se propose de ramener "l'affabulation freudienne" aux dimensions d'une histoire, fatalement controversée, la pensée freudienne à sa "généalogie historique et livresque". Dans les deux autres, il s'échappe précisément de l'histoire pour édifier une philosophie morale transhistorique, matérialiste, sensualiste, anti-chrétienne, l'objet également je suppose, de sa Contre-histoire de la philosophie.

(3) Offusquée par l'assurance onfrayenne, El. Roudinesco tente vainement de contredire le chiffre de 450 euros la séance, "sans fondement sérieux" dit-elle. Cependant, elle donne des tarifs en shillings et couronnes autrichiens de l'époque mais sans transcrire la somme en  euros courants...

(4) "Il nous est agréable de constater que c'est justement aux personnes de la plus grande valeur, aux personnalités les plus évoluées, que la psychanalyse peut le plus efficacement venir en aide" écrit, pince-sans-rire, Freud dans De la psychothérapie. Mais Onfray, qui s'offusque lui, de la privation aux pauvres de la psychanalyse, commet un anti-logisme: si on le lit, les pauvres n'étaient privés que d'une pseudo-thérapie. D'ailleurs, les pauvres (viennois) avaient-ils le temps et le caractère idoine pour développer des névroses? 

(5) A Ludwig Binswanger, en 1912, Freud avait confié: "Je leur tordrais bien le cou à tous" ses patients (Souvenirs de S. Freud); Sandor Ferenczi, neurologue et psychanalyste pionnier lui-même, rapporte un propos encore plus explicite, où toute la thèse anti-freudienne se trouve justifiée: "Les patients, c'est de la racaille. Les patients ne sont bons qu'à nous faire vivre et ils sont du matériel pour apprendre. Nous ne pouvons pas les aider, de toute façon..." Journal clinique, 1932

(6) "les patients riches issus de la bourgeoisie viennoise" avaient, me semble t-il, les moyens intellectuels de percevoir la supercherie.

(7) C'est l'angle d'attaque initial d'El. Roudinesco: outre les "historiens de Vienne" ou ceux qui se sont penchés sur "la judéité de Freud", "Onfray ne connaît rien non plus à la vie de Josef Breuer, de Wilhem Fliess, de Sandor Ferenczi, d'Otto Rank... de Carl G. Jung... de Marie Bonaparte...". Bref, "il ne connaît guère l'histoire de la psychanalyse en France. Parole d'une historienne contre celle d'un philosophe.

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