dimanche 11 décembre 2022

Traité d'athéologie: bréviaire pour bobos incultes (1)

  


    Michel Onfray est partout, se répand partout; Amazon fait sa publicité sur le nombre de traductions dont il bénéficie, sur une ouèbe télé mise en place par l'auteur qui, il est vrai, n'a jamais écrit sur le silence, la discrétion, l'oubli, la lecture, la méditation, des choses qui me semblent aller comme un gant au philosophe. Mais il eut écrit sur ces choses qu'il ne les aurait pas pratiquées. Ses lectures personnelles sont publiques; à chaque livre ou presque, il ajoute une bibliographie commentée, poursuivant de fait le livre, généralement (trop) long. Il y a encore sa revue. M. Onfray écrit comme il parle, parle comme il écrit; c'est un robinet, un puits, une onde permanente, un train fou. Il veut être présent dans la philosophie, dans les médias, la presse, lors les campagnes électorales. Il donne désormais son avis sur tout, sur rien. A t-il même du temps pour lui, pour réellement penser et pratiquer ce qu'il dit choisir et aimer? Comment être cynique aujourd'hui, au sens antique, d'ailleurs? M. Onfray vit-il en épicurien, cherchant le plaisir limité? La gloire, l'influence n'étaient-elles pas rejetées par l'école du Jardin? Dans Sagesse, il n'a répondu à rien, par rapport à lui-même, par rapport aux autres pensées qu'il a défiées. (1) Tout est toujours en chantier avec lui. Il est devenu une fantasmagorie politico-médiatique à travers laquelle se lit l'insatisfaction fondamentale du soi-disant philosophe hédoniste. Alors, heureux de vivre en molécule (envahissante) parmi les molécules?

    J'aime lire M. Onfray mais je m'aperçois qu'il est creux parfois, qu'il ne creuse pas son sujet, qu'il suit une ligne schématisée (dans l'histoire, particulièrement), qu'il revient sans arrêt aux mêmes rengaines (l'anti-christianisme), qu'il commet des erreurs grossières, qu'il refuse la contextualisation, partant qu'il en reste à la littéralité textuelle, qu'il ne philosophe pas, qu'il est malhonnête quant à ses propres défis... Sa mauvaise foi, particulièrement à l'endroit du christianisme, sa superficialité, sa prétention universaliste, son rationalisme anachronique, son schématisme idéologique, son vain désir de gloire populaire campent le personnage autant que sa curiosité illimitée, sa capacité pédagogique, ses éclats de lucidité (sur la philosophie contemporaine particulièrement). Il y a un (autre) sujet qui a échappé encore à M. Onfray, lui qui voudrait tout dire et tout embrasser, c'est celui de son propre phénomène, intellectuel, éditorial, médiatique. Il ne le maîtrise pas, lui qui croit qu'avec la raison, on atteint à la maîtrise de la vie ou de la société...

    En lisant le Traité d'athéologie (2005), je me rendis compte d'une chose simple: M. Onfray est un rationaliste dans le genre bête et méchant comme on n'en fait plus. Exactement comme ces bourgeois libéraux du XVIIIe siècle, ces "philosophes", il croit à l'avènement de l'âge de raison, à la supériorité de la raison sur le reste (sans démonstration, en pure affirmation) et se met dans la poche, en toute affirmation là aussi, l'intelligence, le réel, l'attrait des livres, l'amour du prochain et des femmes, la tolérance et tutti quanti contre la méchanceté et l'obscurantisme purs et simples: le monothéisme. D'un côté le matérialisme hédoniste: le bonheur pour tous (pour soi?); de l'autre, l'idéalisme (platonicien, judéo-chrétien, kantien) qui suppose un au-delà de la physique: attention, danger de retomber en enfance, de croire à des fables! donc de ne pas affronter la mort avec le seul sens tragique qui convienne...

    Certes, le sens tragique manquait à tous ces benêts libéraux illuminés ou à leurs exécutants: ce n'est pas le moindre mérite de la Révolution de le leur avoir rappelé: Condorcet, ce "niais cultivé", poursuivi par ses pairs, dut se résoudre au suicide en prison au lieu de périr par l'échafaud (1794). (2) M. Onfray ne met-il pas pour autant ses pas dans ceux de ces illuminés, complètement fascinés par la seule raison, tant du point de vue individuel que collectif? "La crédulité des hommes dépasse ce qu'on imagine... Plutôt des fables, des fictions, des mythes, des histoires pour enfants, que d'assister au dévoilement de la cruauté du réel qui contraint à supporter l'évidence tragique du monde (...) Car de l'angoisse existentielle personnelle à la gestion du corps et de l'âme d'autrui, il existe un monde dans lequel s'activent, embusqués, les profiteurs de cette misère spirituelle et mentale. Détourner la pulsion de mort qui les travaille sur la totalité du monde ne sauve pas le tourmenté et ne change rien à sa misère, mais contamine l'univers... L'empire pathologique de la pulsion de mort ne se soigne pas avec un épandage chaotique et magique, mais par un travail philosophique sur soi (...) Non pas la foi, la croyance, les fables mais la raison, la réflexion correctement conduite. L'obscurantisme, cet humus des religions, se combat avec la tradition rationaliste occidentale." Et plus loin, de façon plus claire: "D'où un retour à l'esprit des Lumières qui donnent leur nom au XVIIIe siècle." En quelques phrases, nous ne trouvons que des affirmations orgueilleuses qui étaient celles des Lumières, abâtardies lointainement chez le jeune gauchiste à barbichette: 

-la raison (ou la science) s'oppose supérieurement à la croyance (autrefois: la superstition); celle-ci est fatalement une aliénation personnelle ainsi qu'une institution injuste et rétrograde; il faut s'affranchir du passé et de la tradition. (3) 

    Nouveauté onfrayenne post-freudienne: le sentiment religieux serait issu d'une "pulsion de mort"... là aussi devenue depuis longtemps une idée gauchiste toute faite: "le croyant a peur de la mort". (4) "Tant que les hommes auront à mourir, une partie d'entre eux ne pourra soutenir cette idée et inventera des subterfuges", dit de façon plus élégante par Onfray. "La terreur devant le néant, l'incapacité à intégrer la mort comme un processus naturel, avec lequel il faut composer (...), mais également le déni, l'absence de sens en dehors de celui qu'on donne, l'absurdité a priori, voilà les faisceaux généalogiques du divin." La terreur devant le néant n'a, à ma connaissance, pas habité l'homme avant le XIXe siècle; à l'inverse, toutes les sociétés d'avant l'ère industrielle "intégraient la mort comme un processus naturel" (voir la mortalité infantile élevée, par exemple). On peut évidemment faire comme Onfray ou les philosophes du XVIIIe et postuler un homme pur, nu, le bon sauvage, non contaminé par la civilisation...

    Je souligne que M. Onfray qui ne croit pas à la "fable" de l'existence de Jésus, gobe par contre sans sourciller la version officielle des attentats du 11 septembre; il évoque cet évènement à plusieurs reprises pour souligner, lui, l'hétérogénéité incohérente de l'islam. (5) Et la fable de la balle magique, traversant Kennedy et lui remontant par la gorge avant de toucher encore deux, trois fois le sénateur installé par devant, y croit-il?

    Le raisonneur n'est pas plus raisonnant que les autres. Ca fait un moment qu'on le sait ou qu'on s'en doute. Qui pourrait se prévaloir de la seule raison, qui pourrait nier, négliger les élans du coeur depuis Rousseau, Hugo ou Lamartine, l'imagination, l'intuition, les instincts comme composant l'humanité? Qui pourrait nier depuis cette époque "naïve et niaise" l'apport de l'inconscient, l'insuffisance dramatique et même la fausseté de la raison comme boussole collective, la contradiction factuelle de tous les plans sur la comète de la raison? M. Onfray peut-être pour qui seul le croyant est "naïf et niais" et qui voudrait recommencer le plan des Lumières tracé par Kant: "On peut et l'on doit souscrire au projet, toujours d'actualité: sortir les hommes de leur minorité; donc vouloir les moyens de réaliser leur majorité... avoir le courage de se servir de son entendement; se donner et donner aux autres, les moyens d'accéder à la maîtrise de soi; faire un usage public et communautaire de sa raison dans tous les domaines..."; (6) majorité, raison, maîtrise de soi: de belles chimères au même titre qu'autrefois: la science, les lumières, la liberté, l'égalité, la souveraineté, tout de suite démenties dans le sang des passions révolutionnaires, l'intérêt des Etats et des nations, la croissance terrifiante des moyens de destruction, l'accaparement de la "démocratie" et de la chose publique par des factions, des comités, la technocratie, la médiacratie, l'anonymat terrible du citoyen à la merci du développement bureaucratique de l'Etat qui donna la société totalitaire... Mais, pour Onfray, chose bien commode, le nazisme, obsession immature chez lui, procède quasi directement du catholicisme et même de saint Jean! Le lien n'est donc probablement pas très clair chez le nouvel agité du bocal entre les proclamations prométhéennes des Lumières et ses différentes étapes pratiques, toutes au service d'un nouvel homme pourtant, enfin libéré de toutes les traditions du passé... (7)


(1) Il est vrai que, dans cet ouvrage, Epicure en prend pour son grade, tant M. Onfray, criticologue-né et anti-tout, ne peut s'empêcher de frapper cette soi-disant idole.

(2) "Voici Condorcet, qui voit l'esprit humain s'avançant, d'un pas ferme, dans la route de la vérité, de la vertu, du bonheur, vers une époque, où il n'y aura plus, sous le soleil, que des hommes libres ne reconnaissant pour maître que leur raison." André Tardieu, Le Souverain captif (1936)

(3) On croirait presqu'entendre Voltaire: "La domination des prêtres de la religion chrétienne, qui osent faire parler Dieu et sont un composé de fanatisme et de fourberie, est le plus humiliant des despotismes."

(4) Alors que dans les situations à risque, ce sont les plutôt les socialistes et féministes parisiens, les relativistes et autres nihilistes qui détalent comme des lapins, qui reviennent avec des ballons et des fleurs. Ensuite, M. Onfray dirait que dans le nihilisme actuel, il n'y a pas assez d'athéisme.

(5) "il existe autant de textes dans ce même livre pour donner raison au combattant armé ceint du bandeau vert des sacrifiés à la cause (...), aux kamikazes précipitant des avions civils sur les tours de Manhattan..." Un avion commercial de 186 tonnes maximum aurait-il suffi à chaque fois à faire tomber à la vitesse de la chute libre une tour d'acier (135 000 tonnes) et de béton (90 000 t.), qui n'était pas en flammes, près d'une heure plus tard au minimum? La tour n°7 dans le secteur tomba elle aussi à la même vitesse, sans même avoir été percutée. Quant au scénario relatif à l'avion commercial percutant soi-disant le Pentagone, il est encore plus grotesque.

(6) Cerise sur le gâteau: "ne pas tenir pour vérité révélée ce qui provient de la puissance publique"!

(7) "Bon par nature, perfectible par destination, l'homme raisonnable sera doté des attributs qui définiront son caractère: liberté, égalité, souveraineté." André Tardieu. M. Onfray n'affirme pas l'homme bon par nature, à ma connaissance mais gâté par la religion, ce qui revient au même; il postule un état de perfection naturelle à partir duquel la raison, simple fonction matérielle, se développerait harmonieusement. Seule l'intervention d'hommes méchants explique alors la perversion de l'état naturel: "Dès lors je ressens ce qui monte toujours du plus profond de moi quand j'assiste à l'évidence d'une aliénation: une compassion pour l'abusé doublée d'une violente colère contre ceux qui les trompent avec constance. Pas de haine pour l'agenouillé mais une certitude de ne jamais pactiser avec ceux qui les invitent à cette position humiliante et les y entretiennent."

Caricature traditionnelle du "siècle des Lumières": la religion, bedonnante, y est en bonne place dans la représentation de "l'oppression". "Il faut espérer que (le) jeu là finira bientôt", eau-forte de 1789.

vendredi 10 juin 2022

L'art bobo-plouc existe

 


Brassy, dans le Morvan, n'est pas un village très beau. Son église est même plutôt moche; le choeur est enflé par rapport à la nef. Il y a quelques jolies maisons... ne parlons pas de la salle polyvalente. 

Mais la préoccupation principale du maire, c'est de faire du bruit, d'animer, de faire venir du monde, du bobo, du parisien, de l'étranger et les ploucs alentour, fascinés sans doute par l'énergie du maire et "l'animation" des lieux. A l'image du fluide et superficiel Président, le maire de Brassy voudrait faire venir tout le monde dans son village afin de réaliser le "vivre-ensemble" dont il rabâche l'importance dans son bulletin municipal. Des ploucs motorisés, des travestis et des militants de l'indifférenciation au même moment, le même week-end: pourquoi pas! Le bruit et la connerie ambiante en même temps, comme dirait l'autre; après tout, vont bien ensemble.

La gauche voulait élever et instruire l'homme autrefois. Qui songe à élever et instruire désormais? Qui songe à l'homme d'ailleurs quand se multiplient les professeureuhs et les autriceuhs et quand pullulent les ajouts en -e et -s à des mots devenus illisibles et imprononçables? A la campagne, on ne vient pas se reposer, contrairement à ce que vantent encore les dépliants touristiques: la campagne est devenu le terrain de jeu des citadins. Un maire digne de ce nom et digne de la culture ambiante, c'est-à-dire de pas grand chose, se doit d'être à la remorque des désidératas des citadins mondialistes, cosmopolites, déconstruits, asexués, théoriquement déchaînés contre le terroir et l'enracinement, pratiquement avides de tout envahir, contrôler, expérimenter, changer en "bien", comme dirait Ruquier. "Le bien des gens", telle est la boussole théorique et politique des bobos et des gogos. Là où les citadins sont, du reste, le changement est. Va pour Brassy, village non pas incendié par les Allemands en 1944 mais ravagé périodiquement par une foule d'imbéciles communiant dans un bruit indistinct, l'horizon indépassable de l'animation, les théories les plus absurdes.  Il y a aussi le bruit très localisé des sans-gêne qui prennent la campagne pour une boîte de nuit; la campagne n'appartient plus à personne sauf à ceux qui s'y déplacent ponctuellement. On anime aujourd'hui, quand on est un politicien quelconque: et pour tous les goûts, tous les secteurs et tous les segments électoraux.

Le maire garde un petit cachet plouc tout de même: ah, on a sa sensibilité rurale! Dans le village, qui se concentre en une place, on a tendu une corde à linge de l'église à une des maisons et devinez quoi: du linge pend dessus depuis déjà belle lurette. De l'art plouc en somme. Lors de la "Mad Jacques", course cycliste qui, au mois de juin, partie de Dijon vient précisément se finir à Brassy, on fait les choses en grand; et tout le village est parsemé de bouts de ferraille de vélo accrochés les uns aux autres pour former pyramide ou chose encore plus laide. C'est le maire de Brassy, il est comme ça! Il a presque inventé l'art bobo plouc à lui seul, un genre rural dans la catégorie sérieusement citadine de l'animation contemporaine.

Gageons que les nouveaux instituteurs du monde rural, travestis et autres théoriciens du sexe à la manque vivifieront les faces rougeaudes de nos édiles; de nouvelles formes d'art bobo-plouques sont à prévoir!

dimanche 12 décembre 2021

Un film sur Gustave Eiffel


Mon bonheur serait complet si Eric Zemmour gagnait la prochaine présidentielle. En attendant, je suis allé voir le film de Martin Bourboulon consacré à Gustave Eiffel, le fameux ingénieur français (né à Dijon en 1832, mort à Paris en 1923), auteur du viaduc du Garabit (Cantal), de la statue de la Liberté de Nouyork (1) avec Bartholdi et, bien sûr, de la tour immortelle de 300 mètres qui ne devait servir à rien d'autre qu'à augmenter l'attractivité et le prestige de la capitale à l'occasion du centenaire de 1789. 

Tout ça est représenté dans le film: la partie politique (Philippe Hérisson joue le ministre Lockroy de l'Industrie et du Commerce) avec en arrière-plan, le désir de revanche depuis Sedan, la réputation de l'ingénieur (le film commence avec l'achèvement en 1886 de la statue de la Liberté), le désir de surpasser l'obélisque de Washington (de 169 m.) et donc d'égaler la nouvelle nation industrielle américaine, les problèmes techniques du moment... L'Exposition universelle de 1889, décidée par Jules Ferry, devait être la vitrine du savoir-faire français; la tour, en métal, fut ébauchée dès 1884 par des collaborateurs d'Eiffel.

C'était l'époque lointaine où la République triomphante s'enorgueillissait d'industrie; le film sort à une autre époque dans laquelle l'industrie française a été ravagée par "l'élite de la gauche française... (qui) avaient pour nom Lamy, Camdessus, Peyrelevade, Lagayette... (et qui) avaient une approche religieuse du libre-échange", sensé "apporter la richesse et le bonheur aux déshérités, sans oublier la paix." "Ils estimeront que les millions d'esclaves dans les pays pauvres et le développement massif du chômage et de la précarité dans les pays riches n'en étaient que des effets collatéraux, inévitables et négligeables." (2) Le film sort donc à contresens ou même vient annoncer une reprise en main de type populiste des Etats-nations européens désindustrialisés.

Cet effet-là est grand, est joyeux, comme dirait Nietzsche: j'ai vu, sur grand écran, ce qu'on ne voit jamais dans les milliers de films bobos subventionnés: le génie de l'industrie française centré sur un homme au profil ô combien paternaliste et autoritaire, le monde ouvrier en action (3), l'interaction même des deux lorsqu'Eiffel promet qu'il n'y aurait pas de mort sur le chantier ou reprend en main un début de grève: on est là très loin des théories marxistes et marxisantes de l'opposition irréductible des classes et de la mythologie pseudo-ouvriériste diffusée par la bourgeoisie militante. Le bourgeois Eiffel était au contact quotidien de ses ouvriers et comme le note admirablement d'ailleurs P. Gaxotte: "Au milieu du XIXe siècle, les concentrations prolétariennes, avec leurs uniformités collectives, sont encore limitées aux régions minières et aux centres textiles du Nord et du Haut-Rhin. Dans son immense majorité, l'ouvrier français reste un compagnon, un artisan ou un travailleur en chambre... Il existait aussi un très grand nombre d'associations de secours mutuels qui groupaient, dans diverses villes, les orfèvres, les mécaniciens, les boulangers, les gantiers, les tisseurs, les ouvriers du bâtiment... Les nouveaux ouvriers n'arrivent pas dans les villes ni assez vite, ni en assez grand nombre à la fois pour faire tout de suite masse et s'enfermer sans appel dans la lourde compagnie de leurs semblables. S'ils forment une classe, c'est une classe ouverte, aérée, d'où l'on sort. Ils ont des relations personnelles d'amitié ou de bon voisinage avec les artisans et avec les petits bourgeois qui déteignent sur eux." (4) 

Horreur pour les rebellocrates multiculturels ou les critiques demi-professionnels du cinéma pullulant sur Allo-ciné: non seulement voilà-t'y qu'un film français glorifie un ingénieur français et sa tour métallique, glorifie l'industrie française mais en plus, le monde ouvrier y est représenté comme coopérant à l'édification de cette tour, coopérant avec fierté à la gloire technique française! C'en est trop! Sans trop de surprise, toute la presse lue par les "employés de bureau hermaphrodites" (5) et les hommes-soja bouffeurs de tofu, n'aima pas le film: Télérama, Marianne, les Inrockuptibles, les Cahiers du Cinéma, le Nouvel Observateur, le Monde, le Figaro... Les criticologues-nés et leur prose sensément alléchante sur Allo-ciné s'obnubilèrent d'une peccadille: le film était raté parce qu'on parlait trop de cette romance sur le retour entre l'ingénieur et un amour bordelais de jeunesse.

"Malheureusement nos attentes s'effondrent lorsqu'on se rend compte que "Eiffel" se concentre essentiellement sur la relation de l'ingénieur avec Adrienne Bourgès..." - "Une romance sur un vague fond de construction de la Tour Eiffel quand il eut fallu que ce fût l'inverse..." - "Eiffel" nous promettait de nous raconter la construction de la Tour..." - "Cependant, on regrette de n'avoir pas plus appris sur  l'ouvrage..."

Mais bande de nazes, jamais le cinéma bobo subventionné ne parle d'industrie, de France qui gagne, d'ingénieur français ou d'ouvriers fiers de leur travail! Jamais! Dans quel film auriez-vous déjà vu les deux scènes suivantes, purement techniques: celle de la stabilisation des piles de la tour en sous-sol par l'effet de la pression de l'air chassant l'eau du fleuve et celle de la rencontre millimétrée de ces piles au niveau du premier étage, toujours par un système de forces et contre-forces, utilisant le sable et l'air comprimé? Et puis, si vous n'êtes pas content, il y a sûrement un documentaire passionnant rempli d'images d'époque sur Youtoube!

Bien sûr, le film présente des défauts ou plutôt un défaut de taille: la fin de non-recevoir brutale des Bourgès à Gustave au mariage qu'il voyait déjà noué avec la bordelaise éprise au prétexte que chez les Bourgès, on ne fréquente pas de "type". Mais les deux familles sont des bourgeois affairés représentant typiquement le siècle et Bourgès fournit le bois dont Gustave a besoin pour sa passerelle sur la Garonne; Eiffel est dès cette époque reconnu comme un excellent et inventif ingénieur. Cet arrêt soudain de leur alliance n'a aucune explication sérieuse.

Peut-être le film eût-il dû insister sur la sottise et l'étroitesse d'esprit de ces artistes, écrivains et journalistes opposés à l'édification de la tour; on retrouve ces idiots pérorant à toutes les époques.

Le film est encore intéressant et même rare par l'évocation en filigrane de la vilenie de la presse, qui se retourne facilement contre le projet d'Eiffel ou encore du soutien de l'Etat (6) dans un pays qui n'aime pas l'industrie (excepté l'automobile), comme le dit Zemmour, là aussi: "ils ont associé l'usine à un monde de souffrance, d'exploitation, de saleté et de bruit; l'usine, pour les Français, c'est Germinal." (2)

Les acteurs sont très bien, Romain Duris est exceptionnel.


(1) ou de la Nouvelle-York pour faire puriste.

(2) E. Zemmourle Suicide français (2014)

(3) qui n'est jamais que théorique chez les gens de gauche.

(4) P. GaxotteHistoire des Français, 1957

(5) A. Soral

(6) Le soutien de l'Etat fut cependant plus politique que financier, Eiffel prenant à ses frais la majeure partie des travaux. Ultime trahison du cinéma français qui rend hommage à un capitaine d'industrie entreprenant, travailleur, pas marxiste pour un sou et responsable.

Plusieurs plans du film montrent, au-delà de la tour en construction,  l'extravagant et magnifique palais du Trocadéro sur la colline de Chaillot, une sorte de gare aux relents d'embarcadère avec une façade concave à double portique antique côté Seine. Inauguré pour l'Exposition universelle de 1878, il ne devait pas rester, comme la tour mais resta jusqu'en 1935.

dimanche 14 mars 2021

Qui est névrosé? (3)

 


3) les qualités de M. Onfray

 Je pourrais ainsi poursuivre joyeusement et appesantir ma critique, répondant moi-même à l'élan vital qui consiste à bousculer les vieux sous prétexte qu'on est (plus) jeune, mais laissant deviner éventuellement au regard perçant ma nudité, l'anonymat dans lequel je végète, l'envie, la jalousie qui m'anime, ma biographie en quelque sorte. 

 Or, je terminerai cette longue diatribe par un éloge. D'abord, on n'est pas un "imposteur" parce qu'on gagne de l'argent, qu'on a du succès ou qu'on fait partie du "système". Ce complotisme morose et stupide, trop répandu est une "passion triste" ou constante de notre société anciennement catholique dont il reste l'égalitarisme le plus obtus, le masque d'une jalousie sauvage prétexte à toutes les paresses, tous les schématismes. M. Onfray participe légitimement à la vie intellectuelle de la Cité et quoi qu'on en dise, il est un auteur important de l'époque et peut-être même un écrivain. J'ai décelé une inflexion en effet de Cosmos à Décadence, une prose plus sûre, plus riante, une utilisation plus heureuse et enracinée de la langue française, avec quelques accrocs faits au parler du temps. (1) De fait, j'ai lu avec plaisir ces deux livres interminables. M. Onfray a donc quelque chose à dire; ça n'est pas simplement un prosateur ou un dialecticien.

 M. Onfray se place, je suppose, entre la gauche ambiante d'où il vient et le conservatisme plus philosophique que moral, témoin de son évolution. "l'immanence d'un moralisme politiquement correct" lui colle encore à la peau bien qu'il le combatte quasi systématiquement dans les médias. Plus profondément, sa négativité fait merveille lorsqu'il s'en prend au marxisme par exemple, le soubassement intellectuel de toute la gauche moralisante et télévisuelle, ou aux idoles modernes, qui initièrent la gauche ethnomasochiste, anti-nationale, écolo radicale et islamophile d'aujourd'hui: Lacan, Barthes, Deleuze, Foucault, Derrida sont pour lui, les nouveaux scolastiques obscurs, des prestidigitateurs à la manière de Freud qui mettent un écran entre le monde et la pensée afin d'asseoir leur suffisance. (2) "La structure est aussi mystérieuse que Dieu dont elle prend la place dans la philosophie française..." Pour cela, Onfray est haï, parce qu'il dévoile l'incompétence de gourous, chahute "l'intelligentsia parisienne pour laquelle nommer ce qui est ou risque de venir, c'est être responsable du réel et de ce qui advient." E. Zemmour en sait quelque chose!

 La cohérence de M. Onfray se bâtit en effet sur ce rejet du réel, cette haine du réel qu'illustrent les adversaires qu'il se donne, penseurs, philosophes et aussi décideurs. Combien sont-ils qui pourraient être définis ainsi: "Tous préfèrent conclure que le réel a tort et qu'il faut bien plutôt changer de réel que d'idées"? Par contrecoup, M. Onfray prétend incarner le réel, ce qui est assez lourd à porter... pourvu qu'il ne verse pas dans un système rigide, il sera encore intéressant de le lire! 

 Je dirais enfin que je n'aime ni les dogmatiques ni les doctrinaires, qui, derrière leur cohérence rigide, n'embrassent qu'une petite partie du réel et se voient contraints d'appliquer toujours les mêmes oukazes à des sujets ou matières qui s'en éloignent singulièrement. M. Onfray se contredit sur des points importants? Sentant de plus en plus la vie comme un moraliste conservateur, il est de mauvaise foi à l'encontre de la civilisation judéo-chrétienne? (3) Qu'à cela ne tienne! Ca veut dire qu'il est humain, qu'il est donc faillible, que son désordre intellectuel ou moral préfigure de nouvelles pensées, une nouvelle configuration, qu'il est donc ouvert au changement. On ne peut pas "tout" penser et tout rendre cohérent; la vie même échappe à la pensée ou la graphomanie...


(1) Lui-même dit de Cosmos: "j'ai l'impression que Cosmos est mon premier livre." L'évolution s'est faite dans les idées mais aussi dans l'écriture. Le langage parlé télévisuel s'immisce parfois dans Décadence: "...qui montrent que...", "qui fait que...", "Lui..., il..."

(2) Son livre sur Freud, que je me propose de lire également, le Crépuscule d'une idole (2010) avait produit son effet.

(3) Exemple: "Huntington a analysé l'islam politique en dehors de l'idéologie des partisans et des adversaires. Il a rapporté des faits: démographiquement, cette religion monte en puissance; en s'appuyant sur le Coran qui l'affirme sans ambages, elle clame sa supériorité sur les autres religions monothéistes...; elle fait de l'incroyant un adversaire...; elle ne cache pas son désir de convertir par la force et la violence... Voilà qui a suffi à classer Huntington du côté des islamophobes pour l'intelligentsia occidentale frottée aux huiles essentielles marxistes depuis plus d'un siècle." Or, le point de vue des "adversaires" de l'islam, tel Zemmour à nouveau, rejoint singulièrement celui de Huntington. Affectant de ne pas prendre parti entre réactionnaires et progressistes, islamophobes et islamophiles,  Onfray est de facto un réactionnaire islamophobe pour la gauche "immanente" ou "triviale" dont il vient.

samedi 13 mars 2021

Qui est névrosé? (2)



2) le point de vue d'Onfray: vitaliste, cynique, pseudo-chrétien tourmenté?

 Que pense M. Onfray, au juste? Quel est son point de vue fondamental? Je m'y perds. La pensée fondamentale du livre serait le vitalisme, soit "de l'écho et du tremblement vaste d'une étoile effondrée", premier mouvement d'une "ontologie matérialiste" où tout se retrouve dans tout: "une étoile ou une fourmi, une rotation de planète ou le tropisme d'une anguille vers les Sargasses, la fixité de l'étoile Polaire dans notre Voie lactée ou le devenir homme d'un singe..." (1) Les mêmes forces, la même matière traversent le temps et se retrouvent partout. L'histoire est un déroulement matérialiste solidaire de niveau cosmique. "On ne peut donc proposer une philosophie de l'histoire sans relier l'homme au cosmos... Les hommes s'illusionnent quand ils pensent vouloir ce qui les veut." A ce niveau-là cependant, aucune appréciation morale n'est permise: le Christ doit avoir effectivement quelque chose à voir avec la folie exterminatrice nazie par évènements désordonnés et hommes sous influence interposés mais comme Nietzsche ou Hegel même qui théorisa la Raison dans l'histoire. Les nazis pensaient après tout avoir raison d'agir à leur façon donc tout ce qui viendrait justifier ce postulat banal peut être qualifié ontologiquement de nazi. Il est donc impossible de "donner du sens à deux mille ans d'histoire de la civilisation judéo-chrétienne" sauf à répéter inlassablement que "toute vie, de l'étoile à la civilisation, en passant par l'homme, suppose naissance, être, croissance, puissance, acmé, dégénérescence, sénescence, déliquescence, décadence et mort..." (2) La parole chrétienne ne donne aucune clé d'explication au nazisme; dans son ouvrage, M. Onfray ne parle jamais des peuples: curieux pour un vitaliste! (3) Le vitalisme cosmique ou "explosion en expansion" donne un cadre large mais comme le dit l'auteur lui-même, ne permet pas de prévoir le détail... M. Onfray donne pourtant moults détails, toujours dans un seul sens: accabler la religion chrétienne puis catholique! L'idée fixe anti-chrétienne chez Onfray vient donc contredire ce point de vue pseudo-historique: il anime l'histoire qu'il pense décrire de sa faconde, de ses tourments, doutes, appréhensions humains et quotidiens. "Toute philosophie de l'histoire qui se présente comme objective n'est jamais que l'histoire de la philosophie subjective de celui qui la propose", avait-il prévenu en préambule.

 Cette idée fixe à teneur sentimentale est encore contredite par un cynisme aussi discret que définitif. (4) A la page 508 par exemple, sur la vanité du concile de Vatican II, il écrit: "Mais les civilisations se bâtissent à l'ombre des épées et non à celle des oliviers." Ou en conclusion: "Aucune civilisation ne s'est jamais construite avec des saints et des pacifistes, des non-violents et des vertueux - des gentils garçons... Ce sont toujours des gens de sac et de corde, des bandits et des soudards, des tueurs sans pitié et des assassins au long cours, des tortionnaires et des sadiques qui posent les bases d'une civilisation." Mais qu'a t-il fait durant tout le livre sinon reprocher au christianisme d'avoir emprunté une voie impure? Il n'a cessé de détailler toutes les prévarications, dépravations, persécutions, mensonges, fables, bûchers, croisades, mises à l'Index, silences, interdits du christianisme. Tel un pasteur dans son habit monotone,  il ne supporte pas la moindre incartade morale! Il y eut des violences lors d'une tournée d'évangélisation de Paul, à Ephèse? C'est pour Onfray. "Des altercations ont lieu avec des Juifs... Le climat de violence est donc avéré: vêtements déchirés, arrachés, lacérés, en lambeaux mais aussi, sur les corps, coupures, entailles, plaies, sang versé." Des plaies et des entailles: il faut vite prévenir la Ligue contre l'antisémitisme!

 Cette absence complète de distance avec l'histoire uniquement lorsqu'il s'agit du christianisme, ne frisant pas mais épousant le ridicule, contredit évidemment le point de vue cynique et détaché qu'il essaie de donner à son livre en général. Il n'accuse jamais les autres religions des mêmes travers. Il décrit la férocité de l'islam comme lui étant consubstantielle, banale, sortant ce chiffre phénoménal de 80 millions de morts dans la conquête de l'Inde (p. 287), ce qui sous-classerait les violences totalitaires bien avant le XXe siècle. 

 Lui qui défend sans relâche les philosophies antiques pré-chrétiennes, exceptés Platon et Aristote, lui qui défend sans relâche l'immanence contre la transcendance bien vite captée par des hiérarchies dogmatiques et oppressives, le voilà bien marri par la disparition de celle-ci dans l'Eglise catholique! Le chapitre consacré à Vatican II est un autre chapitre du "ressentiment". "Cette destruction du sacré, ce massacre de la transcendance, cette triviale descente sur terre de la divinité, culminent dans la nouvelle scénographie de la messe." L'Eglise rejoignait enfin toutes les positions qu'Onfray avait défendues contre l'Eglise dogmatique, hiérarchique, transcendantale, mystérieuse, scolastique, misogyne et j'en passe: mais le croyant-incroyant tourmenté et criticologue-né Onfray n'est pas pour autant satisfait: "Certes le prêtre est plus proche de ses ouailles mais c'est au prix d'une mise à distance de Dieu. Sur le terrain du symbole, de l'allégorie, la chose est terrible: en voulant rapprocher les hommes de Dieu, Vatican II a réalisé exactement l'inverse." Les symboles et les allégories: il a passé son livre entier à les combattre, au nom de la "Raison bien conduite"...

 Cette incohérence complète, issue d'une sentimentalité ambigüe vis-à-vis de l'Absolu religieux, est encore traduite par son anti-libéralisme. Sur le plan religieux, il défend d'ordinaire à travers "l'ontologie matérialiste", la philosophie antique ou Nietzsche "cette triviale descente sur terre de la divinité", avec regrets cependant. Sur le plan politique, il en attaque les résultats: "Le libéralisme n'est pas, à rebours de ce que racontent depuis toujours ses thuriféraires, le véhicule de l'émancipation des hommes. Le commerce n'est pas en soi un facteur de civilisation..." ou: "Dans cette Europe libérale, les idées puis les lois qui s'affranchissent totalement de l'idéologie chrétienne sont de plus en plus nombreuses: déconnexion de la sexualité de la procréation, de l'amour et de la famille etc" Il déplore tous les résultats de "l'immanence d'un moralisme politiquement correct", définition idoine de l'Eglise conciliaire qu'on peut appliquer à la société bobo entière mais il en justifie le bien-fondé au plan philosophique, religieux, moral. 

 Il entr'aperçoit à peine en conclusion le lien entre décadence civilisatrice chrétienne et ultra-libéralisme; il n'aperçoit pas de lien de parenté entre christianisme et libéralisme, qu'il soit politique ou économique; il exclut l'émergence de sociétés moyennement riches à travers l'émergence du capitalisme qu'il réduit aux échanges, au commerce, à la valeur de la rareté... (5) Le capitalisme est pourtant un phénomène bien observé remontant au XVe siècle en Italie, développé ensuite principalement dans les sociétés protestantes, à ne pas confondre avec de simples échanges. M. Onfray confond: "La lecture marxiste fait du capitalisme une invention tardive, comme si le capital ne faisait pas la loi depuis que la rareté détermine la valeur!" La sociologie ou l'économie ne sont pas son fort.

 Anti-libéral par sentimentalité ambiante, dirait-on, il n'en est pas moins... anti-marxiste, avec un éclat intellectuel plus vif d'ailleurs. (6) Anti, anti... à 58 ans, M. Onfray n'est toujours qu'anti, toujours contre. "S'agirait de grandir!" comme dirait l'autre. Son vitalisme cosmique ne peut donner les détails d'une histoire humaine; c'est son idée fixe anti-chrétienne qui les donne. Son cynisme est alors purement opportuniste, épouse les contours de ce vitalisme imprécis. Son anti-libéralisme n'a qu'une base empirique; il rejoint là aussi l'opinion bobo-gaucho de l'époque, non pas façonnée à l'anti-marxisme théorique, mais simplement anti-tout, contestataire à la française, anti-économique, façonnée elle plutôt par le rejet catholique de l'argent. D'un point de vue positif, M. Onfray n'est que banalité: un peu d'ethnomasochisme anti-chrétien, anti-civilisation européenne, beaucoup d'anti-libéralisme à la mode catholique ancienne, de l'anti-toutisme à la folie. (7) Cette banalité est bien sûr masquée par sa grande curiosité, sa grande érudition, son vocabulaire, son étalage. Il correspond parfaitement à ses lecteurs, la bourgeoisie mondialisée des villes, chrétiens dévoyés en quête de spiritualité, libéraux-libertaires affichant volontiers par mauvaise conscience, des traits anti-libéraux.

 La seule proposition pratique du livre résume sa position: "Chaque chose a son temps. Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires... Le bateau coule; il nous reste à  sombrer avec élégance." (p. 572) M. Onfray se réjouit, par gauchisme ambiant, de la disparition de notre civilisation: est-ce ce qu'on appelle philosopher?

A suivre...


(1) Il y a un fond stoïcien à ce vitalisme d'esprit cosmique; le temps présent actualisait pour les stoïciens une totalité physique et temporelle placée sous le signe de la nécessité absolue. L'Etre se confond avec la Matière et le temps; il n'y a pas d'au-delà. Cyniques et stoïciens combattaient l'idéalisme platonicien. Sans s'appesantir sur le sujet, Onfray pense l'éternité du monde comme Aristote; il n'y a pas de démiurgie.

(2) Il faut à M. Onfray quatre mots pour exprimer la vieillesse.

(3) Les Juifs ont parfois droit à l'existence nationale on dirait, "peuple" étant confondu d'ailleurs avec "civilisation": "L'une qui fut il y a trois mille ans, celle des Juifs soumis à la loi de Moïse, persiste jusqu'à ce jour après de multiples aléas mais dans une grande santé existentielle..." L'expansion première du christianisme ne ressortit pas à des Juifs et des Grecs, Constantin est un "roi très chrétien" avant d'être un Barbare, les Croisades ne sont pas spécialement françaises, l'Inquisition et la mise au pas de l'Amérique du Sud pas spécialement espagnoles, le nazisme expliqué en tant que phénomène de civilisation ne ressortit pas au pangermanisme, au développement industriel considérable de l'Allemagne et à l'absence de ses débouchés coloniaux...

(4) Cynisme: au sens ancien de dévoilement d'une vérité inconvenante, plus redevable de la nature que de la société.

(5) "Le très riche s'enrichit, le très pauvre s'appauvrit et le salaire moyen est une fiction, une allégorie..." Or, tous les pays capitalistes, qui ont accumulé du capital, se sont moyennement enrichis, ont réalisé une transition agricole et industrielle vers la production de masse, une transition démographique vers la constitution d'un marché de la consommation. L'existence des riches et la concentration de capital en leurs mains ne contredit pas l'enrichissement moyen et la disparition de la pauvreté chronique, de la faim.

(6) "les révolutions marxistes-léninistes qui ont décrété la collectivisation de la propriété privée n'ont pas aboli le capitalisme, elles l'ont assujetti à l'Etat pour en faire un capitalisme étatique."

(7) Cet esprit franchouillard contestataire généralisé, érigé souvent en système, exposé en son temps par A. Peyrefitte, constitue une longue tradition: Auguste Blanqui, Louise Michel, Jules Guesde, Pierre Poujade, Jean-Marie Le Pen, Arlette Laguillier, Alain Soral, Jérôme Bourbon, Olivier Besancenot, Jean Robin, Adrien Abauzit...

vendredi 12 mars 2021

Qui est névrosé?

 


 Le livre Décadence de Michel Onfray (2017) en irrite certains, en ravit beaucoup d'autres; en tout cas, c'est un franc succès dans les commentaires.

 Ne pouvant pas faire court et concis, M. Onfray nous livre dans un pavé de 600 pages environ sa vision de l'histoire judéo-chrétienne après nous avoir livré une vision cosmique en 532 pages et avant de livrer une autre vision philosophique en quelques centaines de pages supplémentaires. Le tout, sans rire, fait partie d'une "brève encyclopédie du monde".

 De même la bibliographie de M. Onfray est interminable: il passe son temps à écrire ou même à enregistrer sa voix, ainsi la Contre-histoire de la philosophie en... vingt-six cédés. La Contre-histoire de la philosophie scripturaire compte neuf tomes. M. Onfray est contre: ce qui est une bonne façon de se faire connaître en France ou de grandir. (1) Ce faisant, il devient lui-même... contré par d'autres qui lui contestent sa place de mandarin installé, de philosophe populaire, d'auteur à succès car, en sus dans ce pays, on n'aime pas le succès. M. Onfray a donc de quoi réfléchir sur ces vagues éternelles de contestation qui s'appuient les unes sur les autres.

 M. Onfray est-il un philosophe du reste ou un intellectuel, un dogmatique ou un libertaire, un Candide détaché des choses ou un chrétien tourmenté par la transcendance, un névrosé?


 1) l'idéologie anti-chrétienne

 Grosso modo, Décadence, ce sont des centaines de pages de mise en accusation de l'histoire chrétienne par un soi-disant philosophe; car M. Onfray, tout détaché qu'il est des choses de ce monde, ne peut pas, là non plus, pardonner le moindre écart au christianisme, c'est-à-dire précisément à l'Eglise catholique dont il connaît l'histoire heurtée, les us, la doctrine. Il concentre son ire uniquement sur cette Eglise qui selon lui, a fabriqué un faux Messie (sans dire comment) pour ensuite s'écarter systématiquement de son message positif. Sans cesse, il revient à cette impossibilité, cette incongruité aussi bien morale que pratique, qui fonde sa démarche et son livre (ou ses livres, même): l'Eglise a fauté, faute encore par rapport à un Christ qui n'a pas existé, par rapport à un message pur issu d'une "fiction". Peut-on faire moins historique et plus absurde? (2)

 De ce point de vue, M. Onfray est beaucoup plus un intellectuel anti-chrétien qu'un philosophe et le "ressentiment" dont il parle à satiété le concerne en premier lieu. Ainsi, il ne fait pas l'histoire de la civilisation judéo-chrétienne puisque selon lui et selon le point de vue étriqué ethnomasochiste d'une gauche qu'il abhorre pourtant, de civilisation, il n'y a pas: il n'y a que les mauvais côtés, mauvais penchants, turpitudes d'une Eglise qui fit le mauvais choix avec saint-Paul. Tout le reste s'ensuit, dans une inaltérable solidarité du mal. L'Eglise ne lui apparaît pas dans son versant positif, civilisateur sauf à deux reprises: à propos de la musique et du sens de l'histoire. (p. 515, 536) Ca n'est donc pas une histoire au sens plein, pleine d'une humaine et faillible condition mais une histoire morale ratée analysée à l'aune d'une censure sourcilleuse du message d'amour, des Béatitudes, du sermon sur la Montagne et ce, à partir, rappelons-le, d'un personnage qu'il a dit... ne pas exister. Le livre est donc à moitié une idéologie anti-chrétienne, à moitié la turpitude d'un homme tourmenté par le message chrétien le plus pur. 

 M. Onfray fait beaucoup d'efforts pour nier l'existence du Christ ou le poser comme la source des événements les plus affreux en Occident, pour en ternir à la fois la légitimité morale et le prolongement historique. Selon lui, les Evangiles auraient été composés au II siècle, sans précision (p. 111), alors qu'ils remontent aux années 50-60 quand on lit Jean-Christian Petitfils sur le sujet. M. Onfray veut à l'évidence distendre le lien organique qui unissait Jésus à ses disciples, Matthieu et Jean en particulier. A la fin d'un chapitre sur la naissance de l'antisémitisme au sein de l'Eglise, chose qui peut se comprendre historiquement, il fait un lien historique douteux entre le Christ et le dénommé A. Hitler, puisque celui-ci, d'éducation catholique, écrivit qu'il admirait le Christ lorsqu'il chassait les marchands du Temple. Puis, dans un chapitre sur le nazisme, il se fait plus explicite: "Certes, c'est le seul moment où Jésus (qui n'existe pas) utilise la violence physique dans les Evangiles mais hélas, une seule fois suffit! Comment ne pas songer que ce Christ-là annonce Hitler..." Il amalgame également l'antisémitisme hitlérien avec les notes antisémites des évangélistes, tous juifs... Outre que la  "civilisation" est alors coincée entre l'antisémitisme chrétien originel et l'extermination nazie, on comprend que histoire pour Onfray signifie édification morale, qu'il y a des automatismes terribles et irrationnels, à des siècles de différence, non-explicités mais valables, un peu comme les miracles chrétiens, qui abolissent le temps et emportent la raison... 

 Nietzsche, par contre, dans le même chapitre, bénéficie d'un traitement de faveur: des dignitaires nazis s'inspiraient de lui; "C'est hélas, trois fois hélas, parmi cette frange d'illuminés que la référence à Nietzsche fait des ravages..." Nietzsche est excusé parce qu'on s'inspirait de lui, à peu de distance historique près; le Christ et l'histoire d'une "fiction" non, puisqu'ils annoncèrent deux millénaires en avance la folie exterminatrice nazie. D'un côté, il y a l'explication par l'histoire; de l'autre, "l'immanence d'un moralisme politiquement correct" selon ses propres termes. Que fait Onfray sinon épouser le point de vue commun de la gauche ethnomasochiste, anti-chrétienne, anti-européenne, cette mentalité décadente et nihiliste des bobos mondialisés, ses lecteurs? La névrose anti-chrétienne d'Onfray est aussi anti-historique.

A suivre...


(1) Cette posture radicale est celle également de Jean Robin, "journaliste", un autre graphomane et vidéomane, seul contre tous: cette omniprésence de lui-même ne lui a pas réussi jusqu'à présent.  

(2) Le Traité d'athéologie du même Onfray (2005) donnerait les détails de "l'invention de Jésus". Un historien, Jean-Marie Salamito, répondit à Onfray sur la question précisément: Mr. Onfray au pays des mythes (2017). Je me propose de lire les deux ouvrages.