lundi 28 octobre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (4)


PA. Taguieff, a eu le mérite de traiter des dérives de la gauche

    Ainsi la gauche allait, sans se définir mais en se trouvant tout de même en sympathie profonde avec le grand mouvement libéral euro-mondialiste, idéologie fatale d'une UE marchande et monétaire. (1) 

    Mais P. Rosanvallon ne veut pas croire à "l'effondrement" de l'idée de progrès, qui est bien une idée systématique, pourtant, une idéologie, donc périssable. Cette idéologie, depuis son origine, la transformation de la nature par l'outillage perfectionné et de l'environnement humain, est directement responsable des problèmes écologiques dont se targuent désormais de manière exclusive, généralisée et obsessionnelle les "progressistes" ou "modernes"; au moment précisément où cet ancien souci de gentilhommes conservateurs, cette vision réactionnaire devient centrale, le "progressisme" se détache de l'humanisme renaissant et promeut une transformation volontaire et fantaisiste de l'homme, un transformisme radical, comme si toute place fixe devait disparaître pour lui, comme si l'homme (renaissant) devenait transparent face aux problèmes immenses posés devant lui. Plus prosaïquement, la gauche essayait alors de récupérer et d'animer un courant jusque-là contraire à ses idées.  "Ce sont en effet bien des mots et des concepts qui nous manquent. Des mots et des concepts qui ne pourront désormais plus être adossés à des garanties de l'histoire... (à) une telle promesse du temps." N'est-ce pas? Rosanvallon cherche, comme d'autres, à ne pas répéter l'erreur de l'histoire-Passion, de l'histoire-parousie dans laquelle un but est assigné à l'histoire humaine, immanente cette fois, à ne pas répéter, non plus, pour lui-même, la geste du militant, de l'intellectuel-partisan, du moine séculier et son "idéologie du salut terrestre." (2)

 L'idée de Progrès, cette "extase de gobe-mouches" (3) saisit encore la moitié des populations occidentales ou presque dont le XXe siècle traversé d'une "grande barbarie éclairée au gaz" n'a décidément pas dessillé les yeux. (4) "En ce qu'elle suppose l'idolâtrie de l'Histoire et le goût de la perpétuelle nouveauté, la croyance au Progrès a ainsi été réduite, par les penseurs pessimistes, à l'expression d'un désir frénétique d'échapper à l'ennui, qui forme le fond affectico-imaginaire de l'existence humaine", écrit PA. Taguieff. Encore faut-il séparer la course au progrès: matériel, technique, exploratoire... de l'idéologie du Progrès, qui était le succédané laïc de la chrétienté, de sa mentalité ordinaire et de son attente millénariste. On voit très bien aujourd'hui que certains groupes, certaines tendances de gauche se placent contre l'évolution de tentatives futuristes, représentée par un Eon Musk par exemple, et défendent des positions aussi bien humaine, sociale et philosophique ou religieuse, étriquées, anti-universalistes, anti-humanistes (au nom de l'écologie),  qui confinent à l'obscurantisme mystagogue, autoritaire ou à un confusionnisme incohérent sur fond ethnomasochiste ou anti-occidental accusé. Le "libéralisme" général de la gauche cache des tendances fixistes rigides (dans l'ordre naturel) comme une tendance chaotique, dans l'ordre humain.

    Chez Rosanvallon "deuxième gauche", la recherche d'une nouvelle piste au progrès moral ne l'éloigne pas vraiment, sur un plan intellectuel, des tabous et blocages de la gauche en général, de la gauche devenue libérale au cours de ces années de "piétinement". Habité par le social, "l'autonomie", vieille lune abstraite, il n'aborde pas la question migratoire (qui pourtant, l'est, sociale puis civilisationnelle); pas plus les dérives sectaires et obscurantistes de militants qui par ailleurs, défendent la transformation radicale de l'homme, ne semblent l'interroger. "Si le social d'identification et d'incorporation décline (celui de l'appartenance et de la conscience de classe, pour faire vite), le social d'expériences partagées, lui, se développe. Cela correspond au fait que la vie des individus est dorénavant autant construite par des situations que par des conditions", poursuit P. Rosanvallon. Je suis frappé par la parenté de cette réflexion avec celles de Gaspard Koenig, découvert récemment. (5) "L'idéal d'autonomie et le projet d'émancipation qui lui sont liés constituent en effet le cadre d'une invention sans fin de l'humanité par elle-même" mais pas "sur le mode linéaire d'un progrès." Tel semble être depuis quelques années le renouveau intellectuel par la gauche (libérale) de la théorie du progrès, non plus théorie trans-historique de la nature humaine, censée s'épanouir dans une phase finale idéale mais théorie anthropologique relative, dont les effets poursuivent et transforment le cours. "La modernité est une histoire" dit Rosanvallon, "une invention sans fin", à la fois (encore et toujours) illimitée dans son possible et aussi, sans but, façon de dire qu'elle est autonome par rapport aux finalités philosophiques qu'on lui prêterait.

    Or, tout ceci, qui reste assez vague, peut se contredire: cette invention a une origine, donc une toute petite partie du monde, de l'humanité et en grande part, les Européens. Son assise, sa diffusion rencontrent mille difficultés et ne sont jamais générales; l'inventivité humaine a d'autre part, servi à combattre et asservir les uns pour grandir les autres; dans ce processus de domination, inextricablement mêlé à la nature humaine, la diffusion de certaines techniques, inventions, trouvailles mêmes étaient assurées à une plus grande échelle (les Romains devenant de bons marins à l'école des Puniques)... à quelque bout que l'on prenne la "théorie du progrès" rendue à sa forme anthropologique et historique simple, on se heurte à un sectionnement spatial, temporel, ethnique, culturel, militaire, administratif etc... qui ne forme pas au bout du compte "l'humanité" rêvée des "progressistes" mais une humanité dont le vrai visage révèle une tendance à l'éclatement, la division sans fin et le conflit (polemos 6). 


(1) L. Jospin a raté quelque chose en disant, en 1999: "Nous ne sommes pas des libéraux... Nous ne sommes pas non plus des sociaux-libéraux... Nous sommes des socialistes et des démocrates, des sociaux-démocrates." L'Hebdo des socialistes, 15 oct. 1999. De fait, le PS devenait au fil du temps et de son passage au gouvernement, mondialo-libéral. Rosanvallon parle empiriquement de social-libéralisme; c'est la même chose. Mais il ne fait pas exactement le lien entre le "mondialisme" ou euro-souverainisme de l'UE et l'écartèlement de la gauche entre ses discours abscons de maîtrise du "néo-libéralisme" et sa soumission, de fait, à cette emprise.

(2) M. Winock, le Siècle des intellectuels (1997). On ne voit pas très bien à quoi d'autre pourrait être adossée une telle théorie; si l'on consent à perpétuer l'idée que l'homme progresse continuellement parce qu'il a des ressources universalisables, on est fatalement amené à y voir un destin, une finalité puis un but politique. Dans tous les cas, l'histoire est un instrument.

(3) Edgar A. Poe, cité par Baudelaire, dans PA. Taguieff, du Progrès (2001)

(4) Baudelaire, "Edgard Poe, sa vie et ses oeuvres" (1855) dans Oeuvres complètes; cité par PA. Taguieff.

(5) Quand G. Koenig considère: "Pour ma part, je me sens tout à la fois français (de nationalité et surtout de langue), londonien  (la ville où je vis avec ma famille), normand (d'origine), athée (de conviction), orthodoxe roumain (par mon mariage) etc. Aucune de ces tribus ne revendique de prééminence...", et philosophe sur la diffraction supposée bénéfique du moi, P. Rosanvallon se contente lui d'une constatation de nature sociologique.

(6) Sans une idéologie forte et conséquente (voire conquérante), aucune de ces parties ne peut l'emporter naturellement, du seul fait de son génie anthropologique... seule l'idéologie humano-techniciste avait inventé la notion fausse que les progrès, dans les différents domaines, se fécondaient les uns les autres: "La nature seule n'a mis aucun terme à nos espérances", disait Condorcet. "Il est clair que, dès ses premières élaborations au XVIIe siècle, l'idée de progrès enveloppe des références à l'accroissement du savoir, à l'augmentation du pouvoir humain, à la marche vers le bonheur ainsi qu'à l'amélioration des dispositions morales." PA. Taguieff

jeudi 26 septembre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (3)


 J. Derrida (1930-2004), prophète d'un avenir sombre, destructeur, d'un principe "indifférent au contenu" mais actif

    Les socialistes abandonneront ainsi leur programme dépassé dès l'origine, sans abandonner complètement leurs références marxistes et révolutionnaires pour passer au culte de "l'Europe". (1) On arrive désormais à cet engourdissement des années 1980 dont parle Rosanvallon, cette modernité molle déterminant les consciences, dessinant des contours négatifs à l'idée du Progrès. "Le principal est que l'Europe avance", écrivait Fr. Mitterrand dans sa lettre de campagne de 1988 avant de dresser le drapeau bleu étoilé aux côtés du drapeau national lors des voeux du 31 décembre. Face au développement du national-populisme ou national-souverainisme, traité par l'auteur, (2) le centro-centrisme européiste, tel qu'il s'est peu à peu constitué, sorte de trou noir des partis majoritaires ("l'UMPS" en son temps), se contentait de la "vision minimaliste et purement négative d'une Europe-sauvegarde dont la décomposition serait considérée comme génératrice de chaos." C'était déjà vrai avec Fr. Mitterrand ou J. Delors qui fourbissaient alors au profit de l'UE force arguments virtualo-économiques, ça l'est encore plus depuis 2017: Emm. Macron, littéraire lui aussi, se fit non-seulement élire avec des slogans complètement niais mais dès l'origine, il bénéficia de l'habitude du rejet automatisé du camp national, censé représenter l'effondrement total, le chaos général dans un monde désormais "ouvert", rejet doublé par l'attitude de Mar. Le Pen, encore arc-boutée contre l'UE et l'euro à l'époque, dans la manière philippiste. 

    Dans cette "démocratie négative" devenue systématique, la gauche s'est engouffrée, soutenant mordicus le parti euro-libéral dont elle est partie mais qu'elle combat à la fois en le fantasmant. La gauche de cette période défendit donc partout un manque ou un rejet de l'identité, n'en ayant pas elle-même. (3)

    Cette évolution qui traduit la perdition des valeurs de progrès (ou de gauche) a été traitée brillamment et profondément par PA. Taguieff mais pas directement par Rosanvallon. Celui-ci, dans un chapitre original, à tonalité littéraire,  s'étend sur une "mélancolie de gauche", fin des années 1980 dans laquelle apparaît la figure de Walter Benjamin, critique littéraire et esthétique, philosophe dont le vague à l'âme, à travers sept décennies, rejoignait celui de notre auteur: "il suffit parfois d'un mot ou d'une expression pour saisir quelque chose que l'on ressent immédiatement comme essentiel" note alors Rosanvallon pour qui, à l'époque, je suppose, "l'idée de progrès avait dorénavant déserté le monde", à peu près comme pour Benjamin au sortir de la Première guerre mondiale, "écartelé qu'il était entre les promesses du matérialisme historique auquel il aurait adhéré et un désir de fidélité aux figures plus traditionnelles du messianisme juif." (4) J. Derrida eut une autre formule peut-être pour exprimer un certain désenchantement propre à la gauche en cette période: "un monde sorti de ses gonds", empruntée à Shakespeare ("A time out of joint"), "dans lequel le renversement du nouvel ordre des choses apparaît hors de portée", poursuit Rosanvallon. Par ailleurs, "...la question travaillée dans ce texte par Derrida est celle des conditions d'une fidélité contemporaine à Marx": (5) on voit très bien alors ce qui séduit notre auteur, ancien militant de l'autogestion à la CFDT et marxiste certes mais défendant une "méthode critique ouverte", marxiste libertaire ou individualiste si je ne m'abuse.

    Il me souvient cependant que M. Onfray avait assez plus ou moins parlé de Derrida. (6) A travers le structuralisme des années 1960, terme barbare en soi, l'Idée précédait la réalité, l'essence surplombait le phénomène, un charabia abscons remplaçait tout discours humanisé donc fragile. "La vérité du monde était moins dans le monde  que dans le texte qui disait le monde" écrivait-il dans Cosmos. "La pensée occidentale dominante est souvent réaliste à défaut d'être réellement réaliste" ou, plus simplement: "Le réel n'a pas eu lieu" pour ces philosophes rive gauche et Californie. (7)

    Je ne peux s'empêcher de penser qu'à gauche, tout au moins, la négativité est productive. Dans ces conférences, J. Derrida "invitait à ne pas rompre avec la promesse révolutionnaire qui la structurait (l'oeuvre de Marx)", et, rompant avec la forme traditionnelle de l'utopie, parlait d'une "espérance messianique absolument indéterminée en son coeur", un "concept étrange" d'un "messianisme sans contenu" ou d'une "indifférence au contenu". Voilà qui sonne comme étrangement commun à notre époque. "Un messianisme sans contenu..." Dans ces moroses années 1990, l'homme n'était-il pas prophétique?  Qu'a réalisé la gauche en France, sinon exactement ce programme du vague et de l'éthéré par la méthode d'une déconstruction acharnée? Le messianisme a survécu mais sans but, attaquant tout sans raison, par  jouissance de détruire mais toujours, du reste, dans l'illusion de la vieille rhétorique émancipatrice. Un contenant sans contenu. (8) 

A suivre

(1) Mieux vaudrait-il dire en tous les cas: la CEE puis l'UE (1er janvier 1993).

(2) Il faut faire la différence entre souverainistes, arc-boutés sur les problèmes de l'UE, sur la souveraineté pure, en général pas favorables même à une remise en cause de l'immigration extra-européenne, et nationalistes, chez qui le problème identitaire est premier.  Depuis 2007, Nic. Dupont-Aignan a ajouté à son souverainisme républicaniste une dose de nationalisme, Fr. Asselineau est resté purement un souverainiste universaliste, constituant une sorte de secte internet sans relais réel; ses ambitions sont immenses: dans la manière, c'est l'anti Dupont-Aignan, sans racines, pérorant sur des problèmes abstraits. De son côté, la diva Philippot, détaché du RN en 2017 qu'il avait contribué à orienter, cumule, sans succès électoral non plus, les interventions militantes sur la base de la "liberté". JM. Le Pen n'a, quant à lui, depuis 2011 et même 2007, pas encore trouvé de successeur bien qu'il y ait de nombreux nationalistes militants.

(3) A la présidentielle de 2017, le PS faisait 6,4% au premier tour, avec Hamon, à celle de 2022, 1,8% avec Hidalgo. Bien que battu en 2017 au premier tour, l'UMP fut plus long à s'effondrer: 4,8% en 2022 avec Pécresse.

(4) Cette mélancolie concerne "des milieux intellectuels d'extrême-gauche" mais pouvait alors être plus diffuse.

(5) Spectres de Marx (1993), conférences données en Californie.

(6) Dans Cosmos (2015) puis Décadence (2017).

(7) M. Onfray parle du réalisme d'origine platonicienne, terme curieux, en effet, issu du Moyen-âge, puisqu'il évacue l'idée de la réalité pour lui préférer un monde idéal, qu'il nomme, lui, réel. Le réalisme (ou idéalisme) est donc le courant philosophique de ceux qui idéalisent complètement le monde en en séparant et dépréciant un bas-monde, sensible et empirique. Toute l'oeuvre d'Onfray quasiment est une critique de l'idéalisme, un refus radical du transcendantalisme tandis que la civilisation occidentale serait une sorte de "surenchère métaphorique".

(8) C'est certes le nihilisme millénariste dont parle encore Onfray. Le problème de celui-ci dans Décadence, c'est qu'il néantise (moralement) autant le christianisme que la décadence du christianisme (structuralisme par exemple) et ne sait sur quel pied danser. Au final, il oppose ce qu'il considère comme des fictions.

lundi 16 septembre 2024

Notre histoire intellectuelle et politique (2)

 


M. Rocard (1930-2016), Premier ministre de Fr. Mitterrand suite à sa réélection de 1988: "il refusera de franchir le Rubicon et d'affronter Mitterrand..."

    Notre histoire intellectuelle et politique peut se lire en effet, comme une suite au Siècle des intellectuels de Winock (1997), qui se termine précisément à l'orée des années 1980. "Curieusement donc, la progression politique de la gauche, couronnée par sa victoire de 1981, coïncidait avec le retour en force des idées de droite", écrivait Winock. Et Rosanvallon: "En ce début des années 1980, les ambitions respectives des nouveaux économistes et de la nouvelle droite avaient finalement échoué à opérer le retournement d'hégémonie qu'ils avaient projeté." (1) Il y a raccord mais pas accord puisque ce dernier reste "l'intellectuel organique" de la deuxième gauche et non un historien attaché autant aux personnages qu'aux idées comme M. Winock. Certes, il cherche le temps long mais revient toujours à son leitmotiv des années 1970, le "militantisme associatif ou syndical,  qui vise à des actions concrètes". (2) Son point de vue (d'historien-sociologue) reste donc toujours déterminé par l'opposition entre (petite) gauche et (grande) gauche, entre gauche intellectuelle et gauche d'appareil, de pouvoir, avant même les oppositions externes. Il n'en est que plus captivant.

    Aussi pour Rosanvallon une rupture graduelle et profonde se produit-elle à la jonction des années 1980 et suivantes: "jusqu'au début des années 1990, l'Europe participait par ces petites touches d'un quotidien positif." (3) - "Tout s'était passé comme si s'était formée une bulle spéculative d'espérance... J'avais alors compris qu'elle finirait mécaniquement par éclater. Ce qui ne s'est en fait opéré que sous la forme moins perceptible d'un dégonflement progressif, engendrant un scepticisme puis un ressentiment croissant qui se manifesteront pour la première fois avec éclat en 1992..." -  "Nourri par le désarroi citoyen et un sentiment de défiance croissante vis-à-vis de la capacité des partis de changer l'ordre existant des choses, l'intervention populaire s'est du même coup de plus en plus manifestée sous les espèces d'une souveraineté d'empêchement. C'est ainsi au début des années 1990 que j'ai commencé à parler de "démocratie négative."

    Très intéressant est le reproche méthodique qu'adresse P. Rosanvallon à la gauche socialiste au tournant de l'année 1983. "Pouvait-on en sortir et poser autrement la question?" juge t-il. Les socialistes n'ont alors pas assumé "la signification réelle de la cure d'austérité" décidée après une longue tergiversation mitterrandienne. A aucun moment, il n'y eut de vision associée à cette étape (qui, cependant, n'avait pas été prévue). "En fait, la gauche au pouvoir ne s'est pas expliquée, pour ne pas avoir à invalider le cadre mental qui était le sien. Elle a ainsi (...) abandonné des pans entiers de son programme sans un mot, pourrait-on dire..." - "Elle n'a pas su élaborer la distinction entre durer et gérer...", et "pas pu ou voulu devenir une véritable gauche de gouvernement", se muant "en simple gestionnaire de situations objectives." Evidemment, Rosanvallon, en rocardien, attaque le coeur de la mythologie mitterando-socialiste et sa geste empesée de "la rupture": en séparant celle-ci d'une "stratégie du changement social" qu'elle grevait sans la servir, à ses yeux, Fr. Mitterrand eut perdu son aura, mélange "d'habileté politicienne" et de "rhétorique de gauche". (4)

    Ainsi le réalisme de cette gauche critique s'oppose t-il au volontarisme verbeux (voire littéraire) du candidat socialiste. Mieux: Rosanvallon critique aussi la dérive de cette deuxième gauche dont il était partie, au sein de laquelle "la lucidité finissant par être cultivée en elle-même, sans plus être référée à des objectifs redessinés de transformation sociale et à une vision de l'avenir." Elle prit "les habits du jansénisme", oubliant " sa dimension d'utopie positive." Il eut fallu alors donner un sens "à l'idée de rupture avec le capitalisme." On voit ici en quelque sorte, la limite de l'exercice rosanvallonien; jamais comme Winock ne s'arrête t-il aux hommes, à leur humaine nature, me semble t-il. Les idées doivent se poursuivre et se concrétiser, tels des objets célestes, autonomes. Le problème, c'est qu'elles ne se concrétisent pas ou mal. Leur insertion dans le temps dépasse infiniment le coeur social de sa réflexion. Lui qui voudrait donner un sens précis, méthodique et pédagogique aux choses est dépassé par la situation philosophique de son sujet. Il est en définitive, beaucoup plus critique qu'historien.

A suivre.


(1) Nonobstant le retour de la droite en 1986 et 1993; il est vrai que celle-ci, chiraquienne ou orléaniste, est domestiquée et ne remet pas en cause, hormis une certaine dérégulation, les "acquis" socio-économiques de la gauche, peine de mort abolie, régularisations massives ou recours, là aussi massifs, à l'avortement.

(2) On pourrait dire que M. Winock est quant à lui, marqué par les luttes anciennes des républicains et libéraux, luttes livresques qu'il n'a pas connues, comme l'affaire Dreyfus. Cette distance même caractérise sa manière.

(3) Ca n'est pas ce qu'on voit, ou entend, dans le film Un monde sans pitié (E. Rochant, 1989), avec Hippolyte Girardot, justement parodié par les Inconnus. Film culte, paraît-il, il commence par une destruction en règle de tout horizon collectif pour la jeunesse. "Qu'est-ce qu'on a dans la vie?... les lendemains qui chantent, le grand marché européen? On n'a que dalle!"

(4) Les gouvernements socialistes ou sociaux-libéraux suivants achoppèrent eux aussi sur un non-dit caractérisé, un silence généralisé contredisant les vaniteuses promesses de départ: à vrai dire la même chose depuis 1997: l'afro-islamisation de la France ou babélisation ou subversion migratoire et leurs conséquences sécuritaire, judiciaire et sociale à proprement parler. La droite orléaniste de 2007 ne se saisit pas plus du problème, du reste, l'accentuant au contraire et glorifiant le "métissage". Les promesses dans ce cas sont la "société ouverte", "multiculturelle" (et heureuse), le développement économique à l'échelle de l'UE, la fluidité de l'emploi et des migrations, la survenue de l'être "anonyme et interchangeable" de M. Gauchet dans les classes supérieures et intermédiaires, salarié nomade "ouvert et tolérant": l'envers de la médaille: la communautarisation ethnique et religieuse, les menées islamiques à l'école, le retour de la guerre religieuse (djihad), la sur-délinquance chez les étrangers et immigrés, l'impotence de l'Etat à l'heure de sa marginalisation, le conformisme mondialiste à l'heure des médias hyper-concentrés... Mais Rosanvallon ne traite pas du problème, pas de façon ramassée en tous cas.

jeudi 22 août 2024

Notre histoire intellectuelle et politique

 

    

    Je ne sais plus comment j'en suis arrivé à Pierre Rosanvallon et à son Histoire intellectuelle et politique personnelle (2018). Mmh, peut-être Pierre-André Taguieff: je vais les lier tous deux, de toute façon. Taguieff est un philosophe né en 1946, Rosanvallon, né en 1948, d'une formation commerciale supérieure à Jouy-en-Josas, diversifia complètement ce parcours et poursuivit par un triple doctorat en histoire (devenu le Capitalisme utopique), en sciences sociales (un truc sur la "gouvernementalité"), enfin en "lettres et sciences humaines" d'où sortira le Moment Guizot (1985). Ce parcours atypique me plut tout de suite. Ouvrier spécialisé en stage chez Renault à l'été 1967, "affecté à une chaîne de montage des 4L", P. Rosanvallon s'implique à la CFDT dès sa sortie universitaire; secrétaire confédéral, animateur de la revue CFDT-Aujourd'hui, il devient peu à peu conseiller politique d'Edmond Maire. "Les discussions de fond étaient denses et vives à la CFDT mais elles n'étaient pas désincarnées, ni enlisées dans des arguties purement livresques." Son engagement politico-syndical rompt avec des études qui n'étaient pas aimées ("le hasard d'un non-choix") mais ne le coupe nullement du monde intellectuel; façon également de côtoyer précocement le "vrai monde social", qui restera comme un crédo.

    P. Rosanvallon scelle donc cette histoire au sens général à cet engagement fort pris dans la foulée de l'histoire mouvementée du moment, celle de cet "esprit de Mai" qui le marque durablement.  "l'horizon s'était ouvert", ce qu'il traduira dans sa vie d'universitaire et d'intellectuel par une insatiable curiosité. J'ai trouvé chez lui, une grande culture livresque précisément, non-limitée à la sociologie, l'économie ou les prises de position politiques de jeunesse. Son point de vue est toutefois singulier et n'est pas celui, ne fut pas celui "de la grande masse des étudiants de mon âge". Il se tourne vers le syndicat "qui incarnait alors le plus directement cet esprit profond de Mai" et vit organiquement "les années 1970 dans l'exaltation et la ferveur." J'avais entendu parler de cette "deuxième gauche" (rocardienne) mais ne savais pas du tout qu'elle avait le vent en poupe; "Ces idées alternatives résonnaient alors puissamment dans l'opinion et modifiaient dans bien des domaines la façon de concevoir les institutions." Son point de vue sera donc celui d'une gauche critique et pratique en soi, pratique et non celui d'un apparatchik, plus engagé que stratège (1), déçu dans ses attentes mais lucide sur le pouvoir. Il ne fréquente cependant pas le gratin politique et reste dans sa tour d'ivoire; ses considérations n'en sont pas moins neuves.

    Ce que j'ai aimé, c'est comme A. Soral premier temps, l'amour du réel, la passion infinie de contempler le réel, de l'apprécier tel qu'il est, sans slogan ni synthèse abusive, sans systématisation intellectuelle ou politique. "Le Mai libertaire, celui que l'on considère comme le plus caractéristique, a voisiné avec un mai léniniste et maoïste", "...les principales organisations gauchistes, maoïstes ou trostkistes, se méfièrent d'abord d'un mouvement étudiant jugé petit-bourgeois et corporatiste": il n'y a pas eu un seul "Mai 68", en bloc, porté par un tourbillon unitaire irrésistible. (2) Cette acuité narrative lui permet d'ailleurs de critiquer au cours du livre la vision réductrice postérieure que la droite réserva à l'évènement qui équivaut, entre autres, à celle des "maos" et autres gauchistes théoriciens de l'époque... (3) P. Rosanvallon ne va pas jusqu'à écrire que les malentendus et autres déformations sont féconds, que rien ne reste pur et vrai mais en deux chapitres particulièrement ("Une théorie des greffes et des passerelles", "Convergences et équivoques"), il expose, à la manière de Winock, l'interpénétration historique et fascinante des idées: une Ligue pour la défense du travail national, par exemple, formée fin XIXe siècle sous l'influence barrésienne, promouvait un "socialisme national" et revendiquait "l'égalité sociale la plus absolue" sur une base patriotique: toutes ces idées sont de gauche, en soi mais leur utilisation, l'allure, la perspective que leur donnaient désormais les nationalistes les transformaient. M. Winock a en effet traité ce sujet à fond, pour la période boulangiste notamment: "Au cours des trois années (1887-89) pendant lesquelles le mouvement se développe (...) puis décline et s'effondre, le boulangisme est devenu un mouvement d'opinion d'une riche complexité, où concourent les "patriotes" de Déroulède, des radicaux désireux d'en finir avec la république opportuniste, des socialistes rêvant d'une révolution sociale, des bonapartistes et monarchistes manigançant à qui mieux mieux en vue d'une restauration..." (4) De même, l'antisémitisme dans cette période fin de siècle attira un bon de nombre de socialistes et révolutionnaires. On est à peu près dans la fenêtre de la "première mondialisation": 1890-1914 pendant laquelle de grandes synthèses mêlées succèdent à de grands chambards.

A suivre.


(1) authentique, pourrait-on dire au sens beauvoirien.

(2) "Plus largement d'ailleurs, c'est le Mai 68 des usines et des bureaux -la plus longue grève depuis le Front populaire tout de même!- qui n'a été que marginalement raconté."

(3) J'ai été surpris de trouver une critique de Marcel Gauchet, que je ne connaissais pas: dans le Débat de l'été 1980, Gauchet "jugeait qu'il y avait une forme de radicalisation problématique de cette modernité qui était à l'oeuvre", celle de l'individu, devenu un "être anonyme et interchangeable". Pour Rosanvallon, Gauchet allait trop loin, du reste, en dénonçant un aveu "d'impuissance" à évoquer les droits de l'Homme à l'endroit des pays de l'Est. "Cette thématique allait s'imposer à partir de cette période comme un leitmotiv des critiques simplificatrices de la modernité, portées par le développement d'une lecture appauvrie de Tocqueville comme penseur du conformisme..." Pour Rosanvallon, "sa critique n'était pas suivie d'une réflexion sur les conditions d'une autonomie véritable", il y voyait l'amorce d'une forme nihiliste de la pensée qui allait se développer. Je vois un rapprochement avec M. Clouscard (mentor de Soral) qui écrivit Le capitalisme de la séduction en 1979, et qui insiste peut-être plus sur l'aspect économique de cette évolution. M. Gauchet et lui eurent-ils alors, de façon proche (les années 1979-80), une inspiration commune, celle de l'Américain Ch. Lash?

(4) Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (2014)

lundi 8 avril 2024

Un cri dans la nuit (3)

Pablo Picasso, les Demoiselles d'Avignon (1907), fait à Paris, conservé à La Nouvelle-York

    Nous arrivons peu à peu au dénouement: Erich le génie pictural, a tué de sang-froid à la carabine un chiot inoffensif sous les yeux des enfants de Jenny, au prétexte de les protéger de la rage; l'ex-mari de celle-ci, Kévin, ayant suivi le couple improbable dans le Minnesota, se sent pousser des ailes et veut renouer avec elle et ses enfants; on le retrouve mort dans une voiture et dans une rivière, à quelques encablures de la propriété. Une "sévère meurtrissure sur la tempe" ne conduit à rien de précis de la part du médecin légiste, ce qui est tout de même invraisemblable là aussi: la blessure par un objet contondant laisse des traces, parfois matérielles et nulle part, il n'est question de la vitre avant brisée. Mais enfin, le temps des flics-médecins légistes ou de culture scientifique n'était pas encore arrivé! (1)

    Après avoir accouché d'un enfant malingre qu'Erich a rapidement délaissé, Jenny l'algue marine se réveille un beau jour d'hiver minnesottien: "Qui était cet homme capable de lui dire qu'on la prenait pour une meurtrière, de lui demander d'oublier le bébé qu'elle venait d'enterrer quelques heures auparavant?" (chapitre trente-deux) L'habileté "diabolique" de MHC. consiste à... presque réussir sur le plan narratif, à faire passer Jenny pour la meurtrière et faire prévaloir le point de vue d'Erich, le très convenable et prévenant mari... nonobstant la très longue attente que subit le lecteur face à l'indigence intellectuelle et pratique de la femme.

Elle élabore enfin un plan de fuite lors d'une exposition prévue à Houston. Patatras! elle est tellement bécasse qu'Erich le déjoue facilement et part avec les enfants seuls pour en retour, exiger la promesse de son irresponsabilité définitive et éventuellement, de son enfermement psychiatrisé. MHC. pousse ainsi très loin les effets d'une psychologie prédatrice, des effets d'ambiance mais ne peut cacher indéfiniment au lecteur à la fois la passivité irréelle du personnage principal, la nullité de sa vie sociale (2), sa pure transparence, légèreté. Elle n'a prise sur rien pas plus que l'entourage d'Erich. (3) Dès lors celui-ci apparaît comme une figure diabolique et surpuissante ayant manoeuvré tout son monde ad vitam aeternam, "le mal incarné". Privée de ses enfants, Jenny redevient (lentement) une personne douée d'énergie et d'autonomie, de volonté, prête à l'action: les retrouver. Le dénouement  ne sera pas moins étrange que ce couple sans disputes, dominé par un psychopathe.

    Dans l'hiver et la bourrasque minnesottiens, Jenny se rend au chalet, en principe interdit, où le peintre demeure, et finit, en somme, le tour de la propriété (chapitre trente-six). Entrant par effraction dans "une pièce de six mètres sur six", Jenny découvre des toiles encadrées, prêtes à l'envoi, signées Erich Krueger mais d'autres: Caroline Bonardi, la mère du "peintre". Les toiles rangées sont également de Bonardi et le style est le même partout. Survient alors un double dévoilement: "Le même artiste les avait tous exécutés. Erich se bornait à s'approprier l'oeuvre de Caroline." N'est-ce pas également par un trait d'ironie la fin de la supercherie de l'auteur elle-même, qui a basé toute son histoire sur la notoriété absurde d'une peinture provinciale (4) Que serait Erich Krueger sans ses millions, son héritage, ses cimenteries et son bétail de compétition? 

    En résolvant une énigme policière de façon picturale, certes, MHC faisait preuve d'originalité. Mais pourquoi diable a t-elle insisté pour que le criminel se désigne lui-même de façon claire et tout aussi... peinturlurée?  En montant à la soupente, Jenny découvre une toile explicite: le faux peintre-assassin a... peint ses crimes, dans le genre collage réaliste et coloré. Tous ses actes vils sont rendus: c'est bien commode! Mieux: il n'oublie pas de se représenter: "Dans l'ouverture du rideau, le visage d'Erich apparaissait, triomphant, sadique", ou de représenter encore sa doublure: Caroline et sa cape vert-noire. (5) C'est un vrai rapport de police en bédé et en couleurs! et encore une sorte d'apothéose de mauvais goût, de démission littéraire et d'acharnement négatif sur le personnage principal, que la "vérité" écrase d'un seul coup, cette vérité étant elle-même d'un genre caricatural. Toujours dans la veine ironique, MHC retrouve des accents propres à l'art moderne du début du XXe siècle, des Fauves aux Demoiselles d'Avignon de Pablo Picasso, quand la couleur plane puis le trait, la représentation éclatée désorganisait la perception acquise pour mieux faire prévaloir la sensation, le choc sensuel. Jenny, en effet, ne peut s'empêcher de faire écho au "tableau" et "entendit le son rauque qui lui montait aux lèvres, la plainte aiguë, le cri violent de protestation."


(1) Plutôt les années 1990 dans la littérature (Patrica Cornwell) comme à la télé ("X-files", 1993).

(2) Au chapitre trente-cinq seulement, Jenny se fait la réflexion: "Il fallait qu'elle parle à quelqu'un. Elle devait se confier à quelqu'un." Sans blague!

(3) Mark, le vétérinaire, "avec son côté viril et rassurant", chez qui Jenny se rend,  lui avoue: "Erich est dé... déséquilibré... oh! Jenny!" Sans blague! Mais si eux sont naturellement attirés l'un par l'autre, que pouvait bien attirer Jenny chez Erich, hormis la poudre aux yeux de sa richesse? 

(4) Au chapitre trente-huit, l'ancien employeur de Jenny, mr. Hartley se rappelle à elle pour lui signifier que les tableaux achetés dans sa galerie signés EK. sont des faux. De façon pittoresque, MHC. dénonce ainsi l'incompétence de son personnage, nantie d'une licence en art mais aussi sa propre niaiserie affabulatrice, insistant sur "le prix très élevé", "les plus hautes récompenses" de cette peinture honnête de type aquarelle...

(5) L'histoire est évidemment inspirée en partie de Psychose (Al. Hitchcock, 1960) ou l'appropriation post-mortem de la mère par un fils dérangé. Malheureusement, MHC. décrédibilisera encore plus son histoire en érigeant Erich comme assassin de sa propre mère à dix ans...

vendredi 29 mars 2024

Un cri dans la nuit (2)

    


    Je n'abandonne que temporairement le cours de mon introspection picturale car le sujet de la peinture reparaîtra lors du dénouement, d'une manière bien étrange d'ailleurs. A un problème de départ en succède un autre: la faiblesse de caractère de Jenny, sa personnalité plate et amorphe jusqu'à l'enlèvement de ses enfants; dès le chapitre six, la voilà embarquée avec ses deux filles dans le Minnesota. Quelle jeune femme installée à la Nouvelle-York au début des années 1980, travaillant dans le monde de l'art, mère de deux fillettes, plaquerait tout pour un pseudo-artiste de province, même riche à millions? Ah ça, il présente bien! Dès la première rencontre, il l'emmène déjeuner dans un restaurant fameux puis la retrouve en soirée dans la rue, bardée de ses filles, n'ayant pu monter dans un bus: il est allé jusqu'à chercher l'adresse de Jenny chez sa nounou... Et monsieur s'invite: "Je vous accompagne à l'intérieur", alors qu'elle souhaitait lui dire bonsoir. Elle habite Murray-hill (1), pas loin de la Gare centrale, qui forme le point de mire de la nuit du Renard. L'histoire aurait pu s'arrêter là, qui ressemblerait à des tas d'histoires sordides de filles étranglées et volées.

    Soit: l'héroïne n'a pas un caractère très entreprenant. "Il a donc vraiment envie de rester, songea Jenny." Tout au long du huis-clos minnesotien, soit des chapitres six à trente-trois, elle trouvera toujours des excuses à son grand peintre, dont les bizarreries, le caractère maniaque et obsessionnel, les colères froides, la jalousie maladive, l'emploi du temps exclusif s'imposent et croissent au fil des pages. "Ce qui doit être sera. C'est du moins ce que je crois", exprime t-elle en guise d'au-revoir au soir de la première rencontre. Il a déjà fait opportunément la connaissance de l'ex-mari de la dame, Kévin, un vrai artiste, lui, fauché, égoïste dans le style grand dadais, un "air de bel adolescent dans son luxueux pull-over de ski", qu'Erich déteste immédiatement. (2) Autant Jenny est longue à la détente, ne sait jamais rien assurément, laisse faire, autant Erich sait tout d'instinct et immédiatement, trouve toujours à agir dans ses intérêts stricts. Ni une, ni deux: au bout d'une semaine, lui qui voyage facilement par les airs, propose non seulement le mariage à la jeune femme mais aussi l'adoption pleine et entière de ses enfants! En attendant, il l'éblouit à distance ou pas par une débauche d'argent: elle ne circule, elle et ses enfants, plus qu'en limousine; lui, l'emmène, le week-end, dans des restaurants chics, apprivoise les filles par des cadeaux et des sorties... La Cendrillon écervelée, habillée soudainement par Raphael, Magli et Vuiton, et qui a reçu en guise de fiançailles "un solitaire taillé en émeraude", signe son emprisonnement les yeux fermés. (3)

    Avançons: dans son huis-clos minnesotien, aucun signe n'est suffisamment inquiétant pour Jenny l'ectoplasme. Elle, qui somnolante, s'était imaginée dans la "Cadillac Fletwood bordeaux" du maître peintre, à la sortie de l'aéroport, pouvoir "arranger la maison" va vite se rendre compte qu'on ne touche à rien: le moindre petit déplacement d'objet est insupportable au maître absolu des lieux. Il ne fait pas d'esclandre mais remet tout à sa place, la nuit venue (chapitre dix-sept). "Que fabriquait-il?... Erich était monté chercher le carton des rideaux. A présent, il remettait les meubles à leur place initiale." C'est presque une touche d'humour involontaire: le maître le plus absolu est le domestique le plus zélé et vice versa.  Mais comment un être aussi déséquilibré, débile, étrange et invivable, n'aurait-il jamais éveillé les soupçons dans son entourage: l'ami d'enfance devenu vétérinaire, l'intendant, le palefrenier, la femme de ménage, la voisine...? Les maigres relations sociales en présence d'Erich sont convenues, étriquées, indicibles, le magnat campagnard passe lui-même peu de temps avec sa femme, sinon pour alourdir l'atmosphère. "Troublante", "bizarre", celle-ci ne transforme jamais la pure et simple Jenny, remplie d'amour surnaturel mais vide de tout le reste. Dès le premier soir de son arrivée, son mari empressé lui passe sa nouvelle chemise de nuit, alors qu'elle s'apprêtait à en porter une de son choix: c'était celle de la mère d'Erich, naturellement, "en satin couleur d'aigue-marine". "Interdite", glacée probablement au fond d'elle, Jenny n'exprime rien pourtant; elle n'est que pensée diffuse, molle, vite remplacée par un artifice positif. "Erich était un amant réservé, tendre et attentionné." Le lendemain, elle se réveille seule puis constate que son mari a fini la nuit dans une chambre d'enfant de dix ans, la sienne autrefois... "Peut-être avait-il envie de lire?"

A suivre...

(1) Apparemment un quartier abordable à cette époque.

(2) Que serait un livre de Mary Higgins Clark sans les descriptions capillaires et vestimentaires appropriées?

(3) Lors d'une cérémonie civile de mariage improvisée, sans témoin, Jenny manque de dire qu'elle prend pour époux... Kévin et non Erich. Celui-ci, décidément trop intelligent pour elle, le remarque. Mais cette bourde est bienvenue: elle humanise le personnage. Kévin, qui n'intervient que ponctuellement, est le personnage le mieux esquissé pourtant et possède une intuition simple dont son ex-femme est dépourvue.

mardi 19 mars 2024

Un Cri dans la nuit (Mary H. Clark, 1982)

 

'A Cry in the night' (1982), publié en France l'année suivante

    'Cry' comme substantif ne veut pas nécessairement dire "cri" mais éventuellement "appel au secours", une "forte vocalisation" venant d'un enfant ou d'un animal ou encore une prière. Bien que l'héroïne, perdue la nuit dans une forêt glacée du Minnesota, se mette à crier à l'aide, le titre retenu en français est un peu simplificateur. Elle se met aussi à prier lorsque ses enfants auront été enlevés par son mari...

    Ce livre se place dans les premiers romans de MHC., après la Maison du Guet (1975) et La nuit du Renard (1979), que j'ai lus. Where are the children?, le titre anglais de la Maison du Guet, est plus explicite; un ex-mari pédophile refait surface dans la vie de Nancy, en Nouvelle-Angleterre, sous une fausse identité: il lui enlève les enfants qu'elle a eus depuis d'un autre homme... Dans un Cri dans la nuit, l'enlèvement des enfants est plus une péripétie mais le thème du mari psychopathe demeure; la situation est inversée: le "bon" mari est placé avant dans l'histoire, c'est le nouveau qui, d'une certaine manière, masque son identité lui aussi avant de révéler peu à peu sa vraie nature, une fois sa capture faite. A chaque coup, le tueur psychopathe prend soin d'accuser, par divers moyens, sa femme ou son ex-femme des crimes que lui, a commis.

    Contrairement à la Maison du guet d'ailleurs, le style narratif du Cri dans la nuit est celui d'un roman classique, à l'encontre du style qui deviendra sa référence: une succession de tableaux plutôt courts illustrant des personnages, actions et lieux divers. Toute l'action est ici centrée sur une héroïne, Jenny, jeune néo-yorkaise employée dans une galerie d'art, chargée de deux filles en bas-âge, "une femme divorcée chef de famille" comme elle le dit à Erich, un plouc richissime du Minnesota, président honoraire de cimenteries, qui soi-disant, a un coup de pinceau terrible, avec des titres d'oeuvre terre à terre comme Souvenir de Caroline (sa mère), Labours de printemps ou Moisson. On imagine la révélation au début des années 1980 à la Nouvelle-York, plus préoccupée je suppose par Keith Haring ou Jean-Michel Basquiat, les graffitis, la télévision, la mode ou la publicité. (1) 

    Le seul intérêt de la peinture d'Erich Krueger est le rapprochement effectué entre Caroline, mère du peintre-éleveur de bétail, représentée devant sa maison, sur une balancelle, au soleil couchant, et la jeune néo-yorkaise. Celle qui a une licence en art s'extasie: "Magnifique. Absolument magnifique", avant de tomber, complètement absorbée, sur l'auteur lui-même. Quoi de plus épatant qu'une rencontre commençant comme un accident? Erich est bien sûr stupéfait par la ressemblance à sa mère et lui met le grappin dessus immédiatement.

    MHC., la narratrice, discerne encore une trace de mélancolie dans ce tableau-ci, "une impression particulière de solitude autour de la jeune femme." Mais l'appréciation sert à l'histoire bientôt ténébreuse du roman et non au monde de l'art. Là est le premier hic du récit: la platitude des descriptions artistiques et l'absence de crédibilité du meilleur peintre du dimanche du Minnesota. (2) Or, le rapport des Américains à la nature en cette période ne se résume pas à une admiration champêtre outrée, loin de là.


Andrew Wyeth, le monde de Christine ('Christina's world', 1948)

    Le tableau obsédant d'Andrew Wyeth, que Mary Higgins avait pu voir d'ailleurs au musée d'Art moderne de sa ville, illustre l'éloignement gigantesque entre la nature et l'homme, dans une période de domination géopolitique sans pareille des Etats-Unis, du reste. Une jeune campagnarde en robe simple, mauve  pâle, est posée sur le rebord du tableau, contemplant douloureusement son monde, sa vie, la campagne d'immenses champs vert-gris, ponctués de ces vieilles maisons de bois caractéristiques de l'Amérique pionnière. Sa position la tient éloignée mais tournée encore vers ce monde-ci, elle en est la prisonnière. La nature, qui remplit le tableau, n'est pas du tout encensée pour ce qu'elle est. Le personnage en question, Anna Christina Olson, une amie du peintre, était handicapée et ne pouvait se déplacer qu'en rampant. L'observateur cependant, ne perçoit pas qu'elle est peut-être en train de regagner la maison. Contrairement aux apparences du reste, la scène est située en bord de mer, dans le Maine.

Autre exemple fameux: un tableau plus précoce encore, de 1930, signé Grant Wood: 'American gothic', conservé à Chicago.


Cette fois, c'est la photographie humaine, sociale du monde paysan qui est dépeinte; la maison de bois typique, avec véranda, est à l'arrière-plan, une ferme aux pans de bois rouge apparaît vers la droite et quelques arbres en fleur parsèment le décor. On distingue même une étroite flèche de clocher. Le couple de fermiers du Midouest pose fièrement, l'homme en salopette puis veste du dimanche, arborant une fourche, la femme, aux cheveux blonds scandinaves est plus évasive, quoique fermée à la représentation. En médaillon apparaît probablement une ancêtre. Le caractère gothique du tableau provient de la fenêtre supérieure à meneaux formant ogives mais aussi de la description picturale quasi ethnologique des personnages. Comme dans le tableau précédent, un détail prend ici une dimension nouvelle. Originaire lui-même d'une famille paysanne de l'Iowa, Wood s'est défendu d'avoir voulu caricaturer ce monde des petits fermiers; c'est pourtant l'impression que fit le tableau et fait encore. Dans l'élongation des traits à la manière eyckienne, leur caractère placide et moral, la vision décorative de leur univers, le peintre affiche une distance ironique d'avec ce monde des petits fermiers blancs des Grandes plaines, renfermés dans leurs certitudes, leur puritanisme et leur patriotisme de clocher même si la crise de 1929 les toucha durement. La nature n'est donc pas plus célébrée que dans Le monde de Christine.
    Il faudrait remonter aux années 1830-40 et à l'école de l'Hudson pour trouver un rapport fasciné et naïf aux grands paysages, à l'expressivité de la nature brute. Bref, dans ses pauses aéronautiques, l'ex-stewardesse MHC. n'ouvrait probablement jamais un ouvrage en histoire de l'art...

A suivre

(1) On a une bonne idée de l'ambiance artistique néo-yorkaise et plus précisément celle de Greenwich-village, dans Esclaves de NY (1989), film de James Ivory, certes plus tardif mais toujours pertinent, à mon sens. 

(2) Une fois dans le Minnesota, Erich montrera à sa femme une "scène de printemps, un veau nouveau-né à moitié caché dans un creux, la mère attentive à ses côtés..." renfermant selon la narratrice "l'atmosphère d'une scène de la Nativité" (sans rire), ou bien une des toiles qu'il compte exposer à Houston: la Pourvoyeuse ("un nid en haut d'un orme")... "L'extraordinaire talent" de l'artiste "savait à la fois saisir la simplicité de la vie quotidienne et les émotions qu'elle suscitait."